Le témoin suivant est l'huissier de Bréchy. Il sait qu'une fois, en retenant l'eau de la Seille, M. de Claudieuse a fait perdre à M. de Boiscoran plus de vingt milliers d'un foin de première qualité. Il ne cache pas qu'un si désagréable voisin l'eût exaspéré.
M. l'avocat général ne conteste pas le fait. Mais il sait que M. de Claudieuse a fait offrir le prix du dommage. M. de Boiscoran a refusé avec une hauteur insultante. L'accusé répond qu'il a refusé sur le conseil de son avoué, mais qu'il ne s'est pas servi de paroles injurieuses.
Encore six dépositions sans intérêt, et la liste des témoins à charge est épuisée.
Alors paraissent les témoins cités à la requête de la défense.
Le premier est le respectable curé de Bréchy. Il confirme les explications données par l'accusé. Le soir du crime, il dînait au château de Besson, sa servante était venue à sa rencontre, et le presbytère était seul. Il dit qu'en effet, il avait été convenu que M. de Boiscoran viendrait un soir remplir les devoirs religieux que l'Église exige avant de consacrer un mariage. Il connaît Jacques de Boiscoran depuis son enfance et ne sait pas d'homme plus honnête ni meilleur. À son avis, la haine dont on parle tant n'a jamais existé. Il ne peut pas croire, il ne croit pas que l'accusé soit coupable.
Le second témoin est le desservant d'une commune voisine. Il déclare qu'entre neuf et dix heures, il était sur la route, non loin de la Cafourche des Maréchaux. La nuit était assez obscure; il est de même taille que M. le curé de Bréchy, une petite paysanne a très bien pu les prendre l'un pour l'autre et tromper involontairement l'accusé.
Trois autres témoins sont encore entendus, et l'accusé ni ses défenseurs n'ayant rien à ajouter, la parole est donnée au ministère public.
Le réquisitoire.
L'éloquence de M. Du Lopt de la Gransière est trop justement célèbre pour qu'il soit nécessaire d'en parler. Nous dirons seulement qu'il s'est surpassé lui-même en ce réquisitoire qui, pendant plus d'une heure, a tenu suspendue à ses lèvres une assemblée haletante et remuée des plus poignantes émotions.
C'est par une description du Valpinson qu'il débute, «de ce séjour poétique et charmant comme son nom, où les admirables futaies de Rochepommier se mirent au mobile cristal de la Seille…»
– Là, poursuit-il, vivaient le comte et la comtesse de Claudieuse; le comte, un de ces gentilshommes du temps passé, qui n'avaient d'autre culte que l'honneur, d'autre passion que le devoir; la comtesse, une de ces femmes qui sont la glorification de leur sexe et le modèle achevé de toutes les vertus domestiques… Le ciel avait béni leur union et leur avait donné deux filles qu'ils adoraient. La fortune souriait à leurs efforts intelligents. Estimés de tous, vénérés, chéris, ils vivaient heureux, ils avaient le droit de compter encore sur bien des années prospères…
» Mais non, la haine veillait. Un soir, des lueurs sinistres éveillent le comte. Il se précipite dehors, deux coups de fusil lui sont tirés et il tombe baigné dans son sang… Attirée par l'explosion, la comtesse accourt. Elle trébuche contre le corps inanimé de son mari et, glacée d'horreur, elle s'affaisse sans connaissance… Les enfants vont-ils donc périr?… Non. La Providence veille. Elle allume une lueur d'intelligence dans le cerveau d'un insensé, et, se précipitant à travers la fumée, il arrache les petites filles aux flammes qui déjà étreignent leur berceau…
» La famille est sauvée, mais l'incendie redouble de fureur. Aux lugubres volées du tocsin, tous les habitants des villages d'alentour se sont hâtés d'accourir. Mais sans personne qui les commande, sans outillage, ils s'épuisent en stériles efforts. Cependant, un roulement lointain retient dans leurs âmes l'espérance près de s'envoler… Ce roulement annonce l'arrivée des pompes… Elles arrivent, elles sont là, tout ce qui est humainement possible va être tenté!
» Mais, grand Dieu! qu'est-ce que cette clameur d'épouvante et d'horreur qui monte jusqu'à nous?… La toiture du château s'écroule, ensevelissant sous ses décombres enflammés deux hommes, les plus dévoués et les plus intrépides de tous ces hommes si intrépides et si dévoués: Bolton, le tambour, qui l'instant d'avant battait la générale; Guillebault, le père de cinq enfants… Au-dessus du fracas des flammes, s'élèvent leurs cris déchirants. Ils appellent au secours… Les laissera-t-on périr?… Un gendarme s'élance, et avec lui un fermier de Bréchy. Héroïsme inutile! Le fléau veut garder sa proie… Les sauveteurs vont périr, et ce n'est qu'au prix d'effroyables périls qu'on les arrache à la fournaise, respirant encore, mais atteints de si cruelles blessures qu'ils en resteront jusqu'à la fin de leurs jours infirmes et réduits pour vivre à implorer la charité publique…
C'est des plus sombres couleurs de son éloquence que M. l'avocat général charge ce tableau des désastres du Valpinson, représentant la comtesse de Claudieuse agenouillée près de son mari mourant, tandis que la foule s'empresse autour des blessés et dispute aux flammes les restes carbonisés de Bolton et de Guillebault.
Puis, redoublant d'énergie:
– Et pendant ce temps, poursuivit-il, que devient l'auteur de tant de forfaits?… Sa haine assouvie, il fuit à travers bois, il regagne sa demeure. De remords, il n'en a pas. Sitôt rentré, il mange, il boit, il fume un cigare… Telle est sa situation dans le pays, et il a si bien pris toutes ses mesures qu'il se croit au-dessus du soupçon. Il est tranquille, si tranquille que les plus vulgaires précautions sont par lui négligées, et qu'il ne prend même pas la peine de jeter l'eau où il a lavé ses mains, noires de l'incendie qu'il vient d'allumer.
» C'est qu'il oublie la Providence, dont le flambeau, en ces occasions décisives, éclaire et guide la justice humaine. Et comment, en effet, sans une intervention providentielle, la justice serait-elle allée chercher le coupable dans un des plus somptueux châteaux de la contrée? C'était là, cependant, qu'est l'assassin, là qu'était l'incendiaire… Et qu'on ne nous vienne pas dire que le passé de Jacques de Boiscoran le défend contre l'accusation formidable qui pèse sur lui! Ce passé, nous le connaissons.
» Type achevé de ces jeunes oisifs qui jettent à tous les vents de leurs caprices la fortune amassée par leurs pères, Jacques de Boiscoran n'avait pas même de profession. Inutile à la société, à charge à lui-même, il s'en allait dans la vie sans gouvernail et sans boussole, s'adressant à toutes les passions malsaines pour combler le vide de ses heures de désœuvrement. Et cependant il était ambitieux, de cette ambition dangereuse et mauvaise qui demande à l'intrigue et non pas au travail ses assouvissements.
» Aussi le voyons-nous ardemment mêlé aux luttes stériles et coupables de notre époque troublée, battant à grands coups de phrases creuses tout ce qui est responsable et sacré, sonnant l'appel aux plus détestables passions…
MAÎTRE MAGLOIRE. – Si c'est un procès politique, il faut nous en prévenir…
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Il ne s'agit pas de politique ici, mais des agissements d'un homme qui a été un apôtre de discorde.
MAÎTRE MAGLOIRE. – Le ministère public croit-il donc qu'il prêche la concorde?
M. LE PRÉSIDENT. – J'invite la défense à ne pas interrompre.
M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. -… Et c'est dans cette ambition de l'accusé qu'il faut chercher surtout l'origine de cette haine farouche qui devait le conduire au crime. Le procès au cours d'eau n'est qu'une question secondaire. Jacques de Boiscoran préparait sa candidature pour les prochaines élections…