D'un mouvement rapide, Mme de Claudieuse la releva et, lui tenant les mains entre les siennes, durant plus d'une minute, elle la considéra sans parler, l'œil voilé, les lèvres tremblantes, le sein palpitant… Jusqu'à ce qu'enfin, d'une voix si profondément altérée qu'à peine elle était distincte:
– Que dois-je faire? demanda-t-elle.
– Obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il se rétracte.
La comtesse hocha la tête.
– Je le tenterais inutilement, répondit-elle. Vous ne connaissez pas le comte. Il est de fer. Vous lui arracheriez la chair lambeau par lambeau avec des tenailles rougies qu'il ne retirerait pas une seule de ses paroles… Vous ne pouvez concevoir tout ce qu'il a souffert, ni tout ce qu'il y a dans son âme de haine et de rage de vengeance. C'est pour me torturer qu'il m'a fait venir près de lui. Il n'y a pas cinq minutes encore, il me disait qu'il mourait content, puisque Jacques était reconnu coupable et condamné sur sa déposition.
Elle était vaincue, son énergie faiblissait, des larmes mouillaient ses yeux.
– Il a été si cruellement éprouvé! continuait-elle. Il m'aimait, lui, à l'adoration, il n'aimait que moi au monde, et moi… Voilà l'adultère, cependant… Ah! si l'on savait, si l'on pouvait prévoir!… Non, je n'obtiendrai jamais qu'il se rétracte.
Mlle Denise oubliait presque sa propre douleur.
– Aussi n'est-ce pas à vous à faire la démarche, madame, dit-elle doucement.
– À qui donc?
– Au curé de Bréchy… Il saura trouver, lui, des paroles qui ébranlent les résolutions les plus fortes. Il parlera au nom de ce Dieu qui, mourant sur la croix, pardonnait à ses bourreaux.
Un instant encore la comtesse hésita, et triomphant enfin des dernières révoltes de son orgueiclass="underline"
– Soit! fit-elle, je vais appeler le prêtre.
– Et moi, madame, je vous jure que je tiendrai ma promesse.
Mais la comtesse l'arrêta, et avec un effort extraordinaire:
– Non, prononça-t-elle, c'est sans conditions que je vais essayer de sauver Jacques. Qu'il soit à vous. Aimée, vous vouliez lui sacrifier votre vie. Délaissée, je lui sacrifie mon honneur. Adieu!
Et, courant à la porte pendant que Mlle Denise rejoignait ses amis, elle appela le curé de Bréchy.
2
C'est par son substitut que le lendemain matin, sur les neuf heures, le procureur de la République, M. Daubigeon, apprit ce qui se passait, et comment des vices de forme irrémédiables frappaient de nullité le jugement qui condamnait Jacques de Boiscoran.
Déjà les défenseurs venaient de présenter un mémoire qu'ils avaient passé la nuit à rédiger.
Le procureur de la République ne prenait pas la peine de dissimuler sa satisfaction.
– Voilà, s'écria-t-il, qui va singulièrement rogner les ailes de ce cher Daveline! Je lui avais cependant cité, avec Horace, l'exemple de Phaéton: Terret ambustus Phaeton avaras, Spes…, il n'a pas voulu m'écouter, oubliant que, sans la prudence, la force est un danger: Vis consilii expers mote ruit suâ…, et le voilà certainement dans un cruel embarras…
Et tout de suite, il se hâta de s'habiller et de courir chez M. Daveline, pour avoir des détails précis, disait-il à son substitut, mais en réalité pour se donner le savoureux spectacle de la déconvenue de l'ambitieux juge d'instruction.
Il le trouva blême de colère et s'arrachant les cheveux.
– Je suis un homme déshonoré, répétait-il, perdu, ruiné; c'en est fait de mon avenir!… Jamais on ne me pardonnera cette école [6].
À voir M. Daubigeon, on l'eût cru désolé.
– Alors, reprit-il d'un ton d'hypocrite commisération, ce qu'on m'a dit est exact: c'est bien de vous que proviennent ces malheureux vices de forme.
– De moi seul!… J'ai oublié de ces formalités qu'un étudiant de première année ne négligerait pas. Comprenez-vous cela! Et dire que personne ne s'est aperçu de mon inconcevable étourderie! Ni la chambre des mises en accusation, ni le ministère public, ni le président des assises n'ont rien vu! C'est une fatalité! Voilà le fruit de ma réputation. Chacun s'est dit: c'est Daveline qui a conduit la procédure, inutile de la revoir, pas une des herbes de la Saint-Jean [7] n'y manque… Et pas du tout!… C'est à se briser la tête contre les murs…
– D'autant mieux, observa M. Daubigeon, qu'hier, l'acquittement de Jacques n'a tenu qu'à un fil.
L'autre, de rage, grinçait des dents.
– Oui, à un fil, répondit-il, et cela par la faute de monsieur Domini, dont la faiblesse ne se comprend pas, et qui n'a pas su, qui n'a pas voulu tirer parti des éléments de l'affaire. Par la faute du Du Lopt de la Gransière aussi, qui s'en va mêler la politique à son réquisitoire. Et qui vise-t-il, s'il vous plaît? Magloire, l'homme le plus estimé de l'arrondissement, et l'ami personnel de trois de nos jurés. Je l'avais prévenu, je lui avais signalé l'écueil… Mais il y a des gens qui ne veulent rien entendre! monsieur de la Gransière veut être député, lui aussi, c'est une fureur, une monomanie, tout le monde veut être député. Que le ciel confonde les ambitieux!
Pour la première fois de sa vie, et la dernière sans doute, le procureur de la République se réjouissait du malheur d'autrui.
Et prenant plaisir à retourner le poignard dans la blessure du pauvre juge:
– Le plaidoyer de maître Folgat, dit-il, y est bien pour quelque chose.
– Pour rien!
– Il a eu un grand succès…
– Succès de surprise, comme en obtiendront toujours en France les périodes sonores et les mots à effet.
– Cependant…
– Qu'a-t-il dit, en somme? Que l'accusation ignore le premier mot de l'affaire de monsieur de Boiscoran. C'est absurde…
– Tel peut n'être pas l'avis des nouveaux juges.
– Nous verrons bien…
– Monsieur de Boiscoran se défendra terriblement, cette fois. Il ne ménagera rien. Il est à terre, il n'a plus de chute à redouter. Qui jacet in terrà non habet undè cadat…
– Soit. Mais il risque aussi de trouver des jurés moins indulgents et de n'en pas être quitte pour vingt ans.
– Que disent les défenseurs?
– Je l'ignore. Mais je viens d'envoyer mon greffier aux renseignements, et si vous voulez l'attendre…
M. Daubigeon attendit, et il fit bien, car Méchinet ne tarda pas à paraître, la figure longue d'une aune, mais ravi intérieurement.
– Eh bien? demanda vivement Daveline.
Il secoua la tête, et d'un accent mélancolique:
– C'est inouï, répondit-il, combien l'opinion est inconstante. Avant-hier, monsieur de Boiscoran n'eût pas traversé Sauveterre sans être écharpé. Aujourd'hui, s'il se présentait, on le porterait en triomphe. Il est condamné, le voilà passé martyr. On sait que le jugement sera réformé, et on se frotte les mains. Je sais, par mes sœurs, que les dames de la société veulent s'entendre pour donner à la marquise de Boiscoran et mademoiselle de Chandoré un témoignage public de leur sympathie. La chambre des avocats va offrir un banquet à maître Folgat.