Выбрать главу

– C'est monstrueux! s'écria le juge d'instruction.

– Bast! fit M. Daubigeon, plus incertains et changeants sont les avis des hommes que les flots de la mer…

Mais coupant court à la citation:

– Après? fit M. Daveline à son greffier.

– Ensuite, continua Méchinet, je suis allé remettre à monsieur Du Lopt de la Gransière la lettre dont vous m'aviez chargé.

– Qu'a-t-il répondu?

– Je l'ai trouvé en grande conférence avec monsieur le président Domini. Il a pris la lettre, l'a lue d'un coup d'œil et m'a dit d'un ton à vous donner froid dans le dos: «Il suffit!» À parler net, malgré sa mine roide et calme, il m'a paru furibond.

Le juge eut un geste d'absolu découragement.

– Il me brisera, gémit-il. Ces hommes qui ont dans les veines non du sang mais du fiel sont implacables.

– Vous chantiez ses louanges, avant-hier…

– Avant-hier, je ne lui avais pas été l'occasion d'une mésaventure ridicule.

Déjà Méchinet poursuivait:

– En quittant monsieur Du Lopt de la Gransière, je me suis transporté au palais de justice, où j'ai appris la grosse nouvelle qui met la ville en émoi: monsieur le comte de Claudieuse est mort.

M. Daveline et M. Daubigeon eurent une exclamation pareille.

– Ah! mon Dieu! Est-ce bien sûr?

– C'est ce matin, à six heures moins deux ou trois minutes, qu'il a rendu le dernier soupir. J'ai vu son corps dans le cabinet de monsieur le procureur de la République, veillé par monsieur le curé de Bréchy et deux curés de la paroisse. On attendait un brancard de l'hôpital pour le reporter chez lui.

– Malheureux homme! murmura M. Daubigeon.

– Mais j'ai appris bien d'autres choses, continua Méchinet, par le gardien de nuit du tribunal. Hier soir, à l'issue de l'audience, apprenant que monsieur de Claudieuse était à toute extrémité, monsieur le curé de Bréchy s'est présenté pour lui administrer les derniers secours de la religion. La comtesse a refusé de le laisser pénétrer près de son mari. Le gardien n'en revenait pas quand, tout à coup, mademoiselle de Chandoré l'a envoyé demander de sa part à madame de Claudieuse un moment d'entretien.

– Est-ce possible!

– C'est sûr. Elles sont restées ensemble un bon quart d'heure. Que se sont-elles dit? Le gardien m'a dit qu'il mourait d'envie d'écouter, mais qu'il n'a pu le faire, parce que le curé de Bréchy s'était obstiné à rester dans la salle des pas perdus. Quand elles se sont séparées, elles avaient l'air affreusement troublé. Aussitôt madame de Claudieuse a fait entrer le prêtre, qui est resté près du comte jusqu'au dernier moment…

M. Daubigeon et M. Daveline n'étaient pas revenus de la stupeur où les plongeait ce récit, lorsqu'on frappa timidement à la porte.

– Entrez! cria Méchinet.

La porte s'ouvrit, et le brigadier de gendarmerie parut.

– Je viens de chez monsieur le procureur de la République, dit-il, et c'est la bonne qui m'a dit que je le trouverais ici. Nous venons d'arrêter Cheminot…

– Ce détenu qui s'était évadé…

– Juste. Nous voulions le conduire à la prison, mais il nous a déclaré qu'il avait des révélations à faire très importantes et très pressées, relativement au condamné Boiscoran.

– Cheminot!

– Alors nous l'avons mené au tribunal, et je viens savoir…

– Courez lui dire que je vais l'entendre! s'écria M. Daubigeon. Courez, je vous suis!

Modèle achevé de l'obéissance passive, le brigadier n'avait pas attendu la fin de la phrase pour gagner l'escalier.

– Je vous quitte, Daveline, reprit M. Daubigeon, en proie à la plus extrême agitation. Vous avez entendu. Il faut savoir ce que cela signifie…

Mais le juge d'instruction n'était guère moins bouleversé.

– Vous me permettrez bien de vous accompagner, dit-il.

C'était son droit.

– Soit, répondit le procureur de la République, mais dépêchez-vous…

La recommandation était inutile. Déjà M. Galpin-Daveline avait chaussé ses bottines; il endossa un paletot par-dessus ses vêtements de chambre: il était prêt.

Suivis de Méchinet, les deux magistrats se hâtèrent de sortir, et ce fut pour les bourgeois de Sauveterre un ébahissement nouveau que de voir en ce négligé le juge d'instruction, dont la mise, d'ordinaire, était si sévèrement correcte.

Debout sur le pas de leur porte: il faut, se disaient les boutiquiers, qu'il soit arrivé quelque chose de bien extraordinaire; regarde un peu ces messieurs…

Et de fait, ils marchaient d'un pas à justifier toutes les conjectures, et sans échanger une parole. Pourtant, en arrivant au palais de justice, ils furent contraints de s'arrêter. Quatre ou cinq cents curieux emplissaient la cour, se pressaient sur les marches du perron et obstruaient les portes.

Presque aussitôt un grand silence se fit, toutes les têtes se découvrirent, et la foule s'écarta, ouvrant un passage. Sur le haut du perron, le curé de Bréchy et deux autres prêtres venaient de paraître… Derrière eux, les employés de l'hôpital s'avançaient, portant un brancard recouvert d'un drap noir, et sous ce drap se dessinaient les formes rigides d'un cadavre. Les femmes se signaient, et celles qui avaient assez d'espace s'agenouillaient.

– Pauvre madame de Claudieuse, murmurait l'une d'elles, voilà qu'on lui rapporte le corps de son mari, et l'on dit que la plus jeune de ses filles vient de mourir…

Mais M. Daubigeon, le juge et Méchinet étaient trop fortement préoccupés pour songer à vérifier cette dernière nouvelle. Le passage était libre, ils entrèrent et s'empressèrent de gagner la salle du greffe, où les gendarmes avaient conduit et gardaient leur prisonnier.

Il se leva dès qu'il reconnut les magistrats, retirant respectueusement sa casquette.

C'était bien Cheminot, seulement l'insoucieux vagabond n'avait plus sa physionomie souriante. Il était un peu pâle et visiblement ému.

– Eh bien, lui dit M. Daubigeon, vous vous êtes donc laissé reprendre?

– Faites excuse, mon juge, répondit le pauvre diable, on ne m'a pas repris. C'est moi qui me suis livré.

– Involontairement…

– Oh! bien de mon gré, au contraire! demandez plutôt au brigadier.

Le brigadier fit un pas en avant, et s'inclinant:

– C'est la pure vérité, déclara-t-il. C'est Cheminot lui-même qui est venu me trouver à la caserne, en me disant: «Je me reconstitue prisonnier, je veux parler au procureur de la République pour des révélations…»

Le vagabond se redressa fièrement.

– Monsieur le juge voit que je ne mens pas, reprit-il. Pendant que ces messieurs galopaient après moi, sur toutes les grandes routes, j'étais bien tranquillement installé dans une des mansardes du Mouton-Rouge, et je comptais bien n'en sortir que quand on m'aurait oublié…

– Oui, mais pour loger au Mouton-Rouge, il faut de l'argent, et vous n'en aviez pas…

Tranquillement Cheminot tira de sa poche et montra une poignée de pièces d'or et de billets de cinq et de vingt francs.