– Oui!… Et l'homme qu'on accuse est votre ami, et hier encore vous mettiez son amitié au nombre de vos meilleures chances d'avenir…
– Monsieur!
– Cela vous étonne que je sois si exactement informé? Allez, rien n'échappe à la curiosité désœuvrée des petites villes… Je sais que votre espoir le plus cher était d'entrer dans la famille de monsieur de Boiscoran, et que vous comptiez sur son appui pour obtenir la main d'une de ses cousines…
– Je ne le nie pas.
– Malheureusement, vous avez été séduit par la perspective d'une affaire retentissante; vous avez oublié toute prudence, et voilà vos projets à vau-l'eau. Que monsieur de Boiscoran soit innocent ou coupable, jamais sa famille ne vous pardonnera votre intervention. Coupable, elle vous reprochera de l'avoir livré à la cour d'assises; innocent, elle vous reprochera plus cruellement encore de l'avoir soupçonné.
Peut-être pour cacher son trouble, M. Galpin-Daveline baissait la tête.
– Que feriez-vous donc à ma place, monsieur? interrogea-t-il.
– Je me récuserais, répondit M. Daubigeon, quoiqu'il soit déjà bien tard.
– Ce serait compromettre ma carrière.
– Cela vaudrait mieux que de vous charger d'une affaire où vous n'apporterez ni le calme, ni la froide impartialité qui sont les premières et les plus indispensables vertus d'un magistrat instructeur.
Le juge peu à peu s'irritait.
– Monsieur! s'écria-t-il, me croyez-vous donc homme à me laisser détourner de mon devoir par des considérations d'amitié ou d'intérêt personnel?
– Je ne dis pas cela.
– Ne venez-vous pas de me voir à l'œuvre! Ai-je bronché, quand le nom de monsieur de Boiscoran est tombé des lèvres de Cocoleu? S'il se fût agi d'un autre, peut-être en serais-je resté là. Mais monsieur de Boiscoran est mon ami, mais j'ai beaucoup à attendre de lui, et, pour cela précisément, j'ai insisté et persisté, et j'insiste et je persiste encore.
Le procureur de la République haussait les épaules.
– C'est bien cela, fit-il. Parce que monsieur de Boiscoran est votre ami, de peur d'être taxé de faiblesse, vous allez être dur avec lui, impitoyable, injuste même… Parce que vous aviez beaucoup à attendre de lui, vous voudrez absolument le trouver coupable! Et vous vous dites impartial!
M. Galpin-Daveline se redressait de toute sa roideur accoutumée.
– Je suis sûr de moi! prononça-t-il.
– Prenez garde!
– Mon parti est arrêté, monsieur.
Il était temps. M. Séneschal revenait, accompagné du capitaine Parenteau.
– Eh bien! messieurs, demanda-t-il, qu'avez-vous résolu?
– Nous allons partir pour Boiscoran, répondit le juge d'instruction.
– Quoi! tout de suite?
– Oui. Je tiens à trouver monsieur de Boiscoran encore couché. J'y tiens si fort que je me passerai de mon greffier.
Le capitaine Parenteau s'inclina.
– Votre greffier est ici, monsieur, dit-il, et même il vous demandait, il n'y a qu'un instant…
Sur quoi, de sa plus belle voix, il se mit à appeler:
– Méchinet! Méchinet!
Un petit homme grisonnant, jovial et joufflu, accourut presque aussitôt et, bien vite, se mit à raconter comment un voisin était venu le prévenir des événements et du départ du juge d'instruction, et comment, n'écoutant que son zèle, il s'était mis en route, seul, à pied.
– Comment allez-vous, monsieur, vous rendre à Boiscoran? demanda le maire à M. Galpin-Daveline.
– Je l'ignore, Méchinet va se mettre en quête d'un moyen de locomotion.
Prompt comme l'éclair, le greffier s'élançait déjà, M. Séneschal le retint.
– Ne cherchez pas, dit-il, je vais mettre à votre disposition mon cheval et ma voiture. Le premier paysan venu vous conduira. Le capitaine Parenteau et moi profiterons, pour rentrer à Sauveterre, du cabriolet d'un fermier de Bréchy. Car il nous faut y rentrer au plus tôt. Je viens de recevoir des nouvelles inquiétantes. Je crains du désordre. Les paysannes, qui se rendaient au marché, y ont raconté, avec toutes sortes d'exagérations, les malheurs déjà si grands de cette nuit. Elles ont assuré que dix ou douze hommes avaient été tués et blessés, et que l'incendiaire, monsieur de Boiscoran, était arrêté. La foule s'est portée chez la veuve du malheureux Guillebault, et il y a une manifestation devant la maison des demoiselles de Lavarande, où demeure la fiancée de monsieur de Boiscoran, mademoiselle Denise de Chandoré.
Pour rien au monde, en des temps ordinaires, M. Séneschal n'eût consenti à confier à des mains étrangères son bon cheval – Caraby -, le meilleur peut-être de l'arrondissement. Mais il était affreusement bouleversé, on le voyait bien, malgré ses efforts pour conserver cette impassible dignité qui sied si bien à l'autorité.
Il fit un signe, et en un moment sa voiture fut prête. Seulement, lorsqu'il demanda quelqu'un pour conduire, personne ne se présenta. Tous ces braves campagnards qui venaient de passer la nuit dehors avaient hâte de regagner leur logis, où les réclamaient les soins à donner à leur bétail. Voyant l'hésitation des autres:
– Eh bien! c'est moi qui mènerai la justice, déclara le fils Ribot, ce gars avantageux qui avait rencontré M. de Boiscoran au déversoir de la Seille.
Et s'emparant du fouet et des guides, il s'installa sur la banquette de devant, pendant que prenaient place le procureur de la République, le juge d'instruction et le greffier Méchinet.
– Surtout, ménage Caraby, recommanda M. Séneschal, qui sentit à cet instant suprême se réveiller toute sa sollicitude.
– N'ayez pas peur, monsieur le maire, répondit le gars en enlevant vigoureusement le cheval, si je tapais trop fort, monsieur Méchinet me retiendrait…
C'était presque une puissance à Sauveterre que ce Méchinet, greffier du juge d'instruction, et les plus huppés comptaient avec lui. Ses fonctions officielles étaient humbles et peu rétribuées, mais il avait eu l'art d'y adjoindre, sans que le tribunal y trouvât rien à redire, quantité d'occupations parasites qui grandissaient singulièrement son importance et sextuplaient ses revenus.
Lithographe distingué, c'était lui qui faisait toutes les cartes de visite que l'on commandait à M. Serpin, le premier imprimeur de la ville et le propriétaire et gérant responsable de L'Indépendant de Sauveterre. Comptable expérimenté, il tenait les livres et débrouillait les comptes chez plusieurs négociants. Il donnait aussi des consultations de droit aux paysans processifs et rédigeait habilement des actes sous seing privé. Depuis longtemps il était chef de la musique des pompiers et directeur de l'orphéon.
Correspondant de la société des auteurs dramatiques, dont il percevait les droits, il devait à ce titre ses entrées au théâtre, non seulement dans la salle, par la porte du public, mais dans les coulisses, par le couloir étroit et malpropre réservé aux artistes. Enfin, il donnait, selon la volonté des personnes, des leçons d'écriture et de français aux petites filles et des leçons de flûte ou de cornet à pistons aux jeunes amateurs.
Tant de talents divers lui avaient longtemps attiré la sourde inimitié des autres employés de la localité, du secrétaire de la mairie, du factotum de la sous-préfecture, du premier commis des hypothèques et même du fondé de pouvoir de la recette particulière. Mais tous ces ennemis avaient fini par désarmer devant une supériorité universellement reconnue. Et de même que tout le monde, lorsqu'un événement imprévu les prenait sans vert: «Allons consulter Méchinet», disaient-ils.