– Ah! Monsieur de Boiscoran est rentré tard? insista M. Galpin-Daveline.
– Vers minuit; plutôt après qu'avant.
– Et il était sorti?…
– Sur les huit heures.
– Comment était-il vêtu?
– Comme d'ordinaire. Il avait un pantalon gris clair, de velours côtelé, une jaquette de velours marron et un grand chapeau de paille.
– Avait-il son fusil?
– Oui, monsieur.
– Savez-vous où il est allé?
Le respect seul que professait Antoine pour les amis de son maître avait pu le déterminer à répondre à cet interrogatoire, qu'il jugeait à part soi de la plus haute inconvenance. Mais cette dernière question lui parut passer les bornes. Et c'est d'un ton de réserve offensée qu'il répondit:
– Je n'ai pas l'habitude de demander à monsieur où il va quand il sort, ni d'où il vient quand il rentre.
À quels honorables sentiments obéissait l'honnête valet de chambre, M. Daubigeon le comprit. Et c'est d'un air dont la conviction s'imposait que, prenant la parole:
– Ne croyez pas, mon ami, dit-il, qu'une vaine curiosité nous fasse vous poser toutes ces questions. Répondez. Votre franchise peut servir votre maître plus que vous ne l'imaginez.
C'est d'un regard décidément stupéfait qu'Antoine examinait tour à tour le juge d'instruction et le procureur de la République, le greffier Méchinet et enfin Ribot qui, descendu de son siège, avait déroulé la longe de Caraby et l'attachait à un arbre.
– Je vous jure, messieurs, répondit-il, que j'ignore où monsieur de Boiscoran a passé la soirée.
– Vous ne le soupçonnez même pas?
– Non.
– Peut-être était-il à Bréchy, chez un de ses amis?
– Je ne lui connais pas d'amis à Bréchy.
– Qu'a-t-il fait en rentrant?
L'inquiétude, visiblement, gagnait le digne serviteur.
– Attendez! répondit-il. Monsieur, en rentrant, est monté à sa chambre et y est resté quatre ou cinq minutes. Il est redescendu, ensuite, et a mangé une tranche de pâté et bu un verre de vin. Après, il a allumé un cigare et m'a dit d'aller me coucher, qu'il voulait faire un tour et qu'il se déshabillerait seul.
– Et vous êtes allé vous coucher?
– Naturellement.
– De sorte que vous ignorez ce qu'a pu faire votre maître?
– Pardonnez-moi: je l'ai entendu ouvrir la porte qui donne sur le jardin.
– Il ne vous a pas paru… extraordinaire?
– Non… il était comme tous les jours, plus gai, peut-être, il chantait…
– Pouvez-vous me montrer le fusil qu'il avait emporté?
– Non… Monsieur a dû le déposer dans sa chambre.
M. Daubigeon ouvrait la bouche pour présenter une objection, le juge l'arrêta d'un geste, et vivement:
– Y a-t-il longtemps, demanda-t-il au domestique, que monsieur de Boiscoran et monsieur de Claudieuse ne se sont rencontrés?
Antoine tressaillit, comme si un pressentiment eût traversé son esprit.
– Très longtemps, répondit-il. À ce que je crois, du moins.
– Vous n'ignorez pas qu'ils sont au plus mal?
– Oh!…
– Ils ont eu ensemble les altercations les plus violentes…
– Des fâcheries, tout au plus… Ne se fréquentant pas, comment se seraient-ils haïs? Vingt fois, d'ailleurs, j'ai entendu monsieur dire qu'il tenait le comte de Claudieuse pour le meilleur et le plus loyal des hommes, et qu'il le respectait infiniment.
Durant plus d'une minute, M. Galpin-Daveline se tut, cherchant s'il n'oubliait rien. Puis, tout à coup:
– Quelle distance y a-t-il d'ici au Valpinson? interrogea-t-il.
– Six kilomètres, monsieur, répondit Antoine.
– Si vous aviez à vous rendre chez monsieur de Claudieuse, quel chemin prendriez-vous?
– La grande route, celle qui passe par Bréchy.
– Vous ne traverseriez pas les marais?
– Certes, non…
– Pourquoi?
– Parce que la Seille est débordée, monsieur, et que les fossés sont pleins d'eau.
– Est-ce qu'en coupant à travers bois, on ne s'abrégerait pas?…
– On aurait moins de chemin à faire, mais on mettrait plus de temps… les sentiers sont mal tracés et encombrés d'ajoncs.
Le procureur de la République dissimulait mal une réelle douleur. De plus en plus, les réponses d'Antoine lui semblaient fâcheuses.
– Maintenant, reprit le juge, si le feu prenait à Boiscoran, apercevrait-on l'incendie de la cour du Valpinson?
– Je ne le crois pas, monsieur; nous sommes séparés par des collines et des bois…
– D'ici, entendez-vous les cloches de Bréchy?
– Quand le vent est au nord, oui, monsieur.
– Et hier soir? Et cette nuit?
– Le vent était à l'ouest, comme toujours quand il y a tempête.
– De sorte que vous ne savez rien, vous n'avez pas entendu parler d'un… accident épouvantable.
– Un accident… Je ne sais pas ce que monsieur veut dire.
C'est dans la cour qu'avait lieu cet interrogatoire, et sur ces derniers mots parurent, à cheval, deux gendarmes à qui M. Galpin-Daveline, avant de quitter le Valpinson, avait commandé de venir le rejoindre. Les apercevant:
– Mon Dieu!… s'écria le vieil Antoine, qu'est-ce que cela signifie!… Je cours réveiller monsieur!…
Le juge l'arrêta.
– Pas un mouvement, lui dit-il durement, pas un mot! (Et montrant Ribot aux gendarmes qui avaient mis pied à terre): Vous allez garder ce garçon à vue, ajouta-t-il, et l'empêcher de communiquer avec qui que ce soit. (Puis, revenant à Antoine): Et maintenant, commanda-t-il, conduisez-nous à la chambre de monsieur de Boiscoran!
8
Avec ses apparences de demeure féodale, le château de Boiscoran n'était en réalité qu'un pied-à-terre de garçon – pied-à-terre passablement négligé, même.
Des quatre-vingts ou cent pièces qui s'y trouvaient, c'est tout au plus si huit ou dix étaient meublées, et encore de la façon la plus rudimentaire. Un salon, une salle à manger, quelques chambres d'amis, c'était tout autant qu'il en fallait pour les séjours de M. de Boiscoran.
Lui-même occupait au premier étage un tout petit appartement, dont la porte ouvrait sur le palier du grand escalier.
Lorsqu'arrivèrent devant cette porte, guidés par le vieil Antoine, le juge d'instruction, le procureur de la République et le greffier Méchinet:
– Frappez, commanda M. Galpin-Daveline au valet de chambre.
Le bonhomme obéit, et tout aussitôt de l'intérieur:
– Qui est là? cria une voix jeune et forte.
– C'est moi, monsieur, répondit le fidèle serviteur, je voudrais…
– Va-t'en au diable! interrompit la voix.
– Cependant, monsieur…
– Laisse-moi dormir, bourreau, je n'ai pu fermer l'œil qu'au jour…