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Si M. de Boiscoran n'était pas innocent, c'était à coup sûr un homme d'une audace et d'une énergie extraordinaires, et qui obéissait à quelque plan longuement médité, car ses réponses, comme autant d'aveux, semblaient le livrer pieds et poings liés à la prévention.

Le juge d'instruction lui-même parut frappé de stupeur. Mais ce ne fut qu'un éclair, et se retournant vers son greffier:

– Écrivez! lui commanda-t-il.

Et il lui dicta le procès-verbal de cette scène, exactement, minutieusement, se reprenant même parfois pour arriver à l'expression juste et châtier son style.

Ayant terminé:

– Reprenons, monsieur, dit-il à M. de Boiscoran. Vous avez passé dehors la soirée d'hier.

– Oui, monsieur.

– Sorti à huit heures, vous n'êtes rentré qu'à minuit.

– Après minuit.

– Vous aviez emporté votre fusil?

– Oui.

– Où est-il?

D'un geste insouciant, M. de Boiscoran le montra, dans l'angle de la cheminée, et dit:

– Le voilà!

Vivement M. Galpin-Daveline s'en empara.

C'était une arme de luxe, à double canon, d'un travail et d'un fini exceptionnels. Sur les incrustations de la crosse se lisait le nom du fabricant:

Klebb.

– Quand avez-vous fait feu avec ce fusil pour la dernière fois, monsieur? interrogea le juge d'instruction.

– Il y a quatre ou cinq jours.

– À quelle occasion?

– Pour tuer des lapins qui ravagent mes bois.

Avec toute l'attention dont il était capable, M. Galpin-Daveline examinait et faisait jouer la batterie de cette arme, dont le mécanisme avait une certaine analogie avec le système Remington. Bientôt il ouvrit le tonnerre et constata que le fusil était chargé. Dans chacun des canons se trouvait une cartouche à enveloppe de plomb. Cela fait, il remit l'arme à sa place, et tirant de sa poche l'enveloppe métallique trouvée par Pitard, il la présenta à M. de Boiscoran, en demandant:

– Reconnaissez-vous ceci?

– Parfaitement! répondit M. de Boiscoran. C'est l'enveloppe d'une de mes cartouches que j'aurai jetée après l'avoir brûlée.

– Croyez-vous donc être le seul dans le pays à avoir une arme de ce système?

– Je ne le crois pas, j'en suis sûr.

– De telle sorte qu'une enveloppe de cartouche Klebb, celle-ci, par exemple, trouvée dans un endroit quelconque, attesterait nécessairement votre présence?

– Nécessairement, non. J'ai vu plus d'une fois des enfants ramasser les enveloppes que je venais de jeter et jouer avec.

Tout en faisant voler sa plume sur le papier, le greffier Méchinet se permettait certaines grimaces des plus significatives. Il était trop au fait des allures d'une instruction criminelle pour ne pas se rendre compte de la tactique de M. Galpin-Daveline, tactique horriblement dangereuse et perfide, qui consiste à tourner le prévenu avant de l'attaquer sérieusement.

– Il joue serré, murmura-t-il en se penchant vers M. Daubigeon.

Le juge d'instruction s'était assis.

– Ceci posé, reprit-il, je vous prie, monsieur, de vouloir bien me donner l'emploi de votre soirée de huit heures à minuit… Ne vous pressez pas, réfléchissez, prenez votre temps, votre réponse aura certainement une influence décisive.

M. de Boiscoran, jusqu'à ce moment, était demeuré calme, mais de ce calme inquiétant qui décèle de terribles tempêtes intérieures, difficilement contenues. Les avertissements du juge, et plus encore le ton dont ils étaient donnés, le révoltèrent comme la plus odieuse des hypocrisies, et cessant de se contenir, les yeux pleins d'éclairs:

– Enfin, monsieur! s'écria-t-il, que voulez-vous de moi? De quoi m'accuse-t-on?

M. Galpin-Daveline ne broncha pas.

– Vous le saurez, monsieur, quand le moment sera venu, répondit-il. Commencez par répondre, et croyez-moi, dans votre intérêt, répondez franchement. Qu'avez-vous fait hier soir?

– Eh! le sais-je!… Je me suis promené…

– Ce n'est pas une réponse.

– C'est cependant la vérité. J'étais sorti sans but, j'ai marché au hasard…

– Votre fusil sur l'épaule.

– J'emporte toujours mon fusil, mon valet de chambre vous le dira.

– N'avez-vous pas traversé les marais de la Seille?

– Non.

Le juge d'instruction hocha gravement la tête.

– Vous ne dites pas la vérité, monsieur, fit-il.

– Monsieur…

– Vos bottes, que j'aperçois là, sur votre descente de lit, vous donnent le démenti le plus formel. D'où vient la boue dont elles sont couvertes?

– Les prairies, autour de Boiscoran, sont très humides.

– N'insistez pas. Vous avez été vu.

– Cependant…

– Vous avez été rencontré par le fils Ribot au moment où vous passiez le déversoir des étangs.

M. de Boiscoran ne répondit pas.

– Où alliez-vous? demanda le juge.

Pour la première fois, une inquiétude réelle contracta les traits de M. de Boiscoran, l'inquiétude d'un homme qui voit tout à coup s'ouvrir sous ses pas un précipice qu'il ne soupçonnait pas.

Il hésita, et comprenant que nier était inutile:

– J'allais à Bréchy, répondit-il.

– Chez qui?

– Chez le marchand de bois à qui j'ai vendu mes coupes de 1870. Ne l'ayant pas trouvé, je suis revenu par la grande route…

D'un geste, M. Galpin-Daveline l'arrêta.

– C'est faux! prononça-t-il durement.

– Oh!

– Vous n'êtes pas allé à Bréchy.

– Permettez…

– Et la preuve, c'est que, vers onze heures, vous traversiez d'un pas hâtif les bois de Rochepommier.

– Moi!…

– Vous-même. Et ne dites pas non, car, tenez, votre pantalon est encore tout hérissé des épines des ajoncs que vous avez traversés.

– Il y a des ajoncs ailleurs que dans les bois de Rochepommier.

– C'est vrai, mais on vous y a vu.

– Qui?

– Gaudry, le braconnier. Et il vous a si bien vu qu'il a pu nous dire votre humeur. Vous étiez troublé et fort en colère, vous parliez haut, vous juriez, vous arrachiez des feuilles aux branches d'arbres…

Tout en parlant, le juge d'instruction s'était levé et avait pris sur un fauteuil la jaquette de M. de Boiscoran. Il en fouilla les poches et en retira une poignée de feuilles flétries.

– Et tenez, voilà une preuve de la véracité de Gaudry.

– Il y a des feuilles d'arbres partout, murmura M. de Boiscoran.

– Oui, mais une femme, maîtresse Courtois, vous a vu sortir du bois de Rochepommier. Vous l'avez aidée à replacer sur son âne un sac qu'elle ne pouvait soulever seule. Le niez-vous? Non. Vous avez raison, car ici, tenez, sur la manche et sur un des pans de votre jaquette, j'aperçois de la poussière blanche qui certainement est de la farine.

M. de Boiscoran baissait la tête.

– Avouez donc, insista le juge d'instruction, que hier au soir, entre dix et onze heures, vous étiez au Valpinson…