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Les traits de Lemon se tordent en une grimace amère alors qu’il énonce ce constat :

— Je déteste ça, mais c’est comme ça. Nous devons nous montrer agréables, et nous dresser pour défendre nos droits quand il le faut, mais sans leur flanquer une volée, vous comprenez ? Par conséquent, Hereford a raison, même si ça me fait mal de le reconnaître. Nous ne pouvons pas nous permettre de gagner dans cette affaire. Alors nous laissons tomber. Nous allons demander à la compagnie d’avocats d’arrêter les poursuites.

McPherson est à peine capable de penser. Mais quelque chose lui revient.

— Et l’enquête du Congrès ?

— C’est leur affaire. Nous ne collaborerons plus. Maintenant, il faut s’allonger – offrir sa gorge au loup, bordel ! (Lemon se lève, se dirige vers la fenêtre.) Je suis désolé, Mac. Rentrez chez vous, pourquoi pas ? Prenez le reste de la journée.

McPherson s’aperçoit qu’il est debout. A quel moment s’est-il levé ? Il est à hauteur de la porte quand Lemon déclare, peut-être pour lui-même :

— C’est comme ça que le système fonctionne.

Et il se retrouve dans le couloir. Dans l’ascenseur. Il a dans la bouche un goût de cuivre, comme s’il venait de vomir, quoiqu’il n’ait pas la nausée. La réaction de son corps à la défaite est une amertume à l’arrière de la gorge. L’idée d’« amertume »… Encore un concept directement issu de l’expérience sensorielle. Il sait qu’il est amer à cause de ce goût de cuivre qui lui roule au fond de la bouche. Il est dans son bureau. Toute l’opération, qui avait l’air si soignée, si efficace, si réelle, n’est qu’une comédie, une escroquerie. On pourrait très bien substituer au boulot accompli dans ce bureau les scripts d’un scénario vidéo ; ça reviendrait au même, au bout du compte. « L’ingénierie, se dit-il, n’a absolument rien de réel. Seules les luttes pour le pouvoir de quelques-uns à Washington sont réelles, et ces batailles-là sont fondées sur des caprices, des ambitions individuelles, des jalousies entre personnes. Et ces bataillles rendent le reste du monde irréel. » Les murs qui se dressent autour de lui pourraient être en carton (chlack ! chlack !), les ordinateurs des coques vides – tout pourrait n’être qu’un décor vidéo, un arrière-plan pour les grandioses affrontements des stars sur le devant de la scène. Il joue les figurants dans ces affrontements, on a filmé sa petite prestation – et réécrit le script, bazardé sa scène. Bazardé son boulot.

Il rentre chez lui.

72

A peu près au moment où l’on convoque Dennis dans le bureau de Lemon pour lui apprendre les mauvaises nouvelles, Jim reçoit un coup de fil de Lucy.

— Tu viens dîner ce soir, comme tu as dit ?

« Oh, merde… »

— J’ai dit ce soir ?

— J’ai déjà préparé pour trois. Tu as dit que tu viendrais, et on ne t’a pas vu depuis des semaines.

Oh la ! Ces accents dans sa voix, les ultimes signaux « danger » de Lucy…

Bien à contrecœur, Jim dit : « D’accord. »

— Et est-ce que tu es passé voir l’oncle Tom comme tu avais promis ?

— Ô bon Dieu ! Non. J’ai oublié.

Là, elle est vraiment fâchée. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, là-bas, chez ses parents.

— Je n’y suis pas allée cette semaine à cause de l’enterrement, dit-elle d’une voix tendue, et tu n’y es pas allé la semaine dernière alors que je croyais que si… Personne n’est allé là-bas depuis presque trois semaines. Oh, Jim, tu vas y passer aujourd’hui avant de venir dîner, tu m’entends ?

— Oui ! Je t’entends. (Il n’a pas envie de la contrarier quand elle est de mauvaise humeur, quand elle a ces intonations.) J’y vais. Désolé, j’ai tout simplement oublié.

— On n’oublie pas des choses comme ça !

— Très bien. Je sais. On se voit pour dîner.

Et le voilà en route pour le parc à moisir, qui, vu son état d’esprit, est le dernier endroit au monde où il souhaite se retrouver, mais ça y est, il y est, et vraiment d’humeur noire, il claque la portière de sa voiture et se rend au bureau de la réception du complexe hospitalier.

— Venu voir Tom Bamard.

On l’expédie. Dans le couloir devant la chambre de Tom, une infirmière l’intercepte.

— Vous venez voir Tom ? (De l’accusation dans les yeux.) Je suis contente que quelqu’un ait fini par venir. Il a passé un sale quart d’heure.

— C’est-à-dire ? demande Jim, alarmé.

Regard dur.

— Il respire de plus en plus mal. J’ai cru qu’il allait sombrer dans le coma, la semaine dernière.

— Quoi ? Pourquoi sa famille n’a-t-elle pas été prévenue ?

L’infirmière hausse les épaules, le regard toujours dur.

— Elle l’a été.

— Vous parlez qu’elle l’a été ! Je suis un de ses parents, et j’ai pas été prévenu.

Nouvel haussement d’épaules.

— C’est la réception qui se charge des appels. Vous n’avez pas de répondeur ?

— Si, j’en ai un, fait Jim d’une voix agressive, et il la contourne pour accéder à la porte de la chambre de Tom.

Il frappe, ne reçoit aucune réponse, hésite, entre.

A l’intérieur, l’air est vicié, les draps froissés. Tom gît sur le dos, le souffle rauque et difficile, le teint gris, son crâne jaunâtre chauve et tavelé.

Ses yeux bougent de côté dans son visage immobile pour regarder Jim. D’abord, il n’y a aucun signe de reconnaissance, et Jim en éprouve un élancement de frayeur auquel rien de ce qui s’est passé au cours de la lamentable dernière semaine ne saurait souffrir d’être comparé. Puis Tom cligne des yeux, change au prix d’efforts atroces de position sur son lit, dit :

— Jim. Salut. (Un grincement desséché en guise de voix.) Viens. Aide-moi à me redresser.

— Ô bon Dieu ! Tu es sûr, Tom ? Je veux dire, il vaudrait peut-être mieux que tu restes allongé, non ?

Peur désespérée de voir Tom faire un quelconque effort de trop, de mourir là devant lui…

— Aide-moi à me redresser. Je ne suis pas encore H.S., c’est pas grave, la preuve. (Tom tente de se soulever tout seul sur les oreillers, n’y arrive pas.) Aide-moi, mon garçon.

Jim retient son souffle, aide Tom à se relever de manière que ses épaules reposent sur les oreillers et sa tête contre le mur derrière le lit.

— Attends que je te remonte l’oreiller derrière la tête.

— Non. Ça me fait trop plier le cou. Besoin du maximum d’air.

— Ah. D’accord.

Ils restent assis à se regarder.

— Je suis désolé de pas être venu depuis un bout de temps, dit Jim. Je… euh, j’ai eu à faire. Maman a été occupée aussi. Je devais passer la semaine dernière, mais j’ai oublié. Je suis vraiment désolé. L’infirmière m’a dit que tu ne te sentais pas bien.

— Pris froid. Failli en crever.

— Je suis désolé.

— Pas de ta faute. Stupide de crever d’un coup de froid. Alors l’ai pas fait.