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Tom glousse de rire et ça le fait tousser, et d’un seul coup le voilà qui s’étouffe, manque d’air, et Jim, le pouls battant jusqu’au bout des doigts, l’aide à se rallonger sur le lit et règle le débit d’oxygène sur maximum. Lentement, péniblement, Tom reprend le contrôle de sa respiration. Il lève les yeux vers Jim et, de nouveau, son regard ne manifeste aucun signe de reconnaissance.

— C’est Jim, Tom.

— Comment ça va, Jim ?

— Ça va, Tom, ça va.

— Un peu de problèmes pour respirer. Là je me sens mieux. Les infirmières ne viennent jamais quand on sonne. Une fois, j’étais en train de rêver. Je me suis débattu contre je ne sais quoi. Me suis débranché l’oxygène du nez. La douleur m’a réveillé, je saignais du nez. J’étouffais, maintenant dans l’air normal c’est l’asphyxie. Tu imagines ? Alors j’ai sonné. Et personne n’est venu. Me suis débrouillé pour récupérer le tuyau. Me le suis enfoncé dans la bouche à cause de mon nez. Il saignait. Suis resté comme ça à sonner. L’infirmière est venue à 7 heures à l’heure du changement d’équipe. L’équipe des fossoyeurs dormait. Fait ça moi aussi, quand je travaillais à la station Mobil. Vers 3 heures du mat, tout le boulot était fait, tout le monde pionçait. Toute la ville sans un bruit, dans le brouillard, feux orange clignotants. Dormais à côté du radiateur, sous la caisse. Ou partais ramasser des mégots sur le bitume.

— C’était quand, Tom ?

— Mais quand je me réveille il n’y a que cette chambre. Tu crois qu’ils m’ont remis en prison pour quelque chose ? Moi oui. Avocat de l’assistance judiciaire pendant trop longtemps. J’ai vu trop de cellules. Elles sont toutes comme ça. Les gens sont cruels, Jim. Comment peuvent-ils faire ça ? Comment ?

Tom s’interrompt, incapable de reprendre son souffle, et durant un moment se borne à respirer, inspirant et inspirant encore. Jim se cramponne à sa main moite. On dirait qu’il a une poussée de fièvre. Il balance la tête d’avant en arrière sans marquer de pause, et lorsqu’il se remet à parler, c’est à d’autres gens, flot de mots murmurés entrecoupé d’inspirations suffocantes, balbutiement incohérent auquel Jim ne comprend rien. Jim ne peut rien faire d’autre que de lui tenir la main, et accompagner son balancement sur sa chaise, avec l’impression qu’une enclume noire va lui descendre sur l’estomac et le faire tomber.

Le vieillard lève les yeux vers lui avec une expression délirante.

— Qui êtes-vous ?

Jim déglutit, regarde le plafond, puis de nouveau Tom.

— Ton petit-neveu, Jim. Jim McPherson. Le fils de Lucy.

— Je me rappelle. Désolé. Ils disent que le déficit en oxygène tue les cellules du cerveau. D’après mes calculs, mon cerveau est mort dix fois. (Un simple râle pour souligner un rire.) Mais je peux me tromper d’ordre de grandeur. (Nouveau râle. Il regarde par la fenêtre.) C’est dur de rester sain d’esprit, quand on est tout seul avec ses pensées.

— Ou dans n’importe quelle autre situation, à notre époque.

— Ah ? Désolé de t’entendre dire ça. Moi… J’essaie de penser le moins possible, maintenant. Sauver ce qui reste. Vivre dedans, je ne sais pas. La mémoire, c’est un sacré pouvoir. Qu’est-ce qui peut expliquer ça ?

Jim ne sait pas quoi répondre à ça. Rien n’explique la mémoire, pour autant qu’il le sache. Rien n’explique comment un esprit peut remonter des années en arrière, s’y installer, s’y perdre…

— Raconte-moi une autre histoire, Tom. Une autre histoire sur le Comté d’Orange.

Tom ferme les yeux. Contemple une carte composée de plis rouges sur fond de ciel gris.

— Ah, que ne t’ai-je pas déjà raconté, mon garçon ? Tout est embrouillé. Quand je suis arrivé dans le Comté d’Orange, il y avait encore des vergers partout. Je t’en ai parlé.

Il inspire et expire, inspire et expire, inspire et expire.

— Pour notre premier Noël ici, soufflait un vent de Santa Ana. Et il y avait une rangée de gros eucalyptus derrière chez nous. Notre rue avançait en pleine orangeraie, la première percée. Et les arbres craquaient quand le vent de Santa Ana soufflait. Et les feuilles tombaient en tourbillonnant. Et ça sentait l’eucalyptus. Et… Ah. Oh. C’était la nuit où nous devions aller chanter Noël. C’est ma mère qui avait organisé ça. Ma mère ressemblait beaucoup à la tienne, Jim McPherson. Travaillait pour les autres. Et la mienne était professeur de musique. Alors on avait rassemblé tous les gosses, et quelques-uns des parents, et on circulait dans le quartier. On chantait. Il n’y avait que la moitié des maisons du lotissement qui étaient finies. Cette saleté de cire brûle méchamment quand elle tombe sur les mains. Et le vent n’arrêtait pas d’éteindre les cierges. On avait fabriqué des cornets avec des feuilles d’aluminium. C’était tout ce qu’on pouvait faire pour les garder allumés. Et on a chanté devant chaque maison. Même devant la maison d’une famille de juifs. Ma mère avait prévu un chant de Noël païen, je ne sais plus lequel. Drôle d’idée. Où allait-elle chercher ça ! Mais tout le monde est sorti nous remercier et après on a eu des biscuits et du punch. Parce que tous ceux qui étaient là venaient du Midwest, tu vois ? C’est comme ça que ça se passait. C’est comme ça qu’on transformait un endroit en chez-soi. En quartier, bon Dieu. Les nouveaux ne savaient pas. Ils croyaient toujours habiter un quartier. Ils ne savaient pas que les gens allaient bouger, arriver et s’en aller, arriver et s’en aller – ils ne savaient pas qu’ils venaient d’emménager dans un motel géant. Ils croyaient toujours qu’ils habitaient dans un quartier. Alors ils ont essayé. Nous avons tous essayé. Ma mère a essayé toute sa vie.

— La mienne aussi.

Mais Tom n’entend pas, il est reparti dans le vent de Santa Ana, marmonne pour lui-même, pour ses amis d’enfance, essaie de se rappeler le nom de ce chant, essaie d’empêcher les cierges de s’éteindre.

Aussi restent-ils à se tenir la main et à contempler le mur. Et le vieux monsieur s’endort.

Jim lui lâche la main, se lève, vérifie que le tuyau d’oxygène n’est pas entravé et que la bonbonne est encore plus qu’à demi pleine. Il redresse les draps de son mieux. Il regarde le visage de Tom et s’aperçoit qu’il n’en peut plus. Au point qu’il doit s’asseoir. Il se prend la tête dans les mains, appuie fort, attend que ça passe. Quand ça y est, il se hâte de sortir pour prendre sa voiture et aller dîner à la maison.

73

Jim arrive chez ses parents peu de temps après Dennis.

Dennis est dehors, sous le petit auvent du garage, et travaille sur le moteur de sa voiture.

— ’soir, p’pa.

Pas de réponse. Jim se sent trop déprimé pour ce genre de choses, et il entre dans leur partie de maison sans ajouter un mot.

Lucy s’enquiert de Tom.

— Il a pris froid. Il ne va pas très bien.

Inspiration sifflante, contenue.

— Va parler à ton père. Il lui faut quelque chose pour arrêter de penser à son travail.

— Je viens de lui dire bonsoir et il n’a pas répondu.

— Sors et va discuter avec lui. (Farouche :) Il a besoin de te parler !

— D’accord, d’accord, soupire Jim, contrarié, et il ressort.

Son père se tient courbé sur le compartiment moteur, la tête sous le capot, ignorant délibérément Jim. Ignorant Jim et tout le reste, son Jim. Réfugié dans son propre univers privé.

Jim s’approche de lui.

— Sur quoi tu travailles ?

— Sur la voiture.

— Ça, je le sais, fait sèchement Jim.

Dennis lève brièvement les yeux vers lui, retourne à sa tâche.

— Tu veux un coup de main ?

— Non.