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Jim grince des dents. Trop de choses se sont produites ; il a perdu toute patience vis-à-vis de ce type d’attitude.

— Alors, sur quoi tu travailles ? insiste-t-il, une pointe d’agacement dans la voix.

Cette fois, Dennis ne lève pas les yeux.

— Je nettoie les pointes du commutateur.

Jim regarde dans le moteur, examine les mains méthodiques de Dennis.

— Elles sont déjà propres.

Dennis ne répond pas.

— Tu perds ton temps.

Dennis lui lance un regard torve.

— Peut-être que je devrais travailler sur ta voiture. Je suppose que ça ne serait pas une perte de temps.

— Ma voiture n’a pas besoin qu’on travaille dessus.

— Tu l’as révisée depuis la dernière fois que je l’ai regardée ?

— Non. J’ai été trop occupé.

— Trop occupé !

— Parfaitement ! J’ai été occupé ! Il n’y a pas que dans les usines d’armement qu’on travaille, tu sais.

Dennis fait la moue.

— Abondance de cours du soir, je suppose.

— Parfaitement ! (En colère, Jim passe sur le côté de la voiture, où seuls le compartiment moteur et le capot le séparent de son père.) J’ai été occupé parce que je suis allé à l’enterrement de gens qu’on connaît, et que j’ai essayé d’aider mes amis, et que je travaille dans une agence immobilière, et que je donne un cours du soir. Un cours, parfaitement ! C’est le mieux que je puisse faire – j’apprends aux gens ce qu’ils doivent savoir pour s’en sortir dans ce monde ! C’est un bon boulot !

Le coup d’œil lourd de sens que lui lance Dennis montre qu’à l’évidence il a saisi ce que les paroles de Jim sous-entendaient. Il se replonge dans le moteur, se reconcentre sur les manœuvres extrêmement minutieuses de ses mains. Une minute s’écoule après qu’il a fini de nettoyer les pointes.

— Alors tu penses que je ne fais pas un bon boulot, c’est ça ? demande-t-il lentement.

— Papa, il y a des gens qui meurent de faim ! La moitié de la planète meurt de faim ! (Jim en tremble presque, à présent, les mots se bousculent dans sa bouche :) Nous n’avons pas besoin de bombes supplémentaires !

Dennis ramasse le couvercle du bloc-commutateur, le remet en place au-dessus des pointes, s’empare d’une clé et entreprend de resserrer l’un des boulons qui le fixent à la caisse.

— Tu crois que mon travail se limite à ça ? demande-t-il d’une voix douce. A la fabrication de bombes ?

— Il ne se limite pas à ça ?

— Non. Je fabrique surtout des systèmes de guidage.

— C’est la même chose !

— Non. Pas du tout.

— Enfin voyons, papa. Tout ça va ensemble ! C’est la Défense ! L’armement !

Dennis a les mâchoires crispées. Il présente le deuxième boulon, commence à le revisser, le tout avec des gestes très méthodiques.

— Tu penses que nous n’avons pas besoin de ce genre de systèmes ?

— Non, nous n’en avons pas besoin ! (Jim a perdu tout sang-froid, toute retenue.) Nous n’en avons pas besoin le moins du monde !

— Tu regardes les informations ?

— Bien sûr que je regarde les informations. Nous sommes engagés dans plusieurs guerres, on fait le décompte des victimes tous les jours. Et c’est nous qui fournissons les armes pour ces guerres-là. Et pour pas mal d’autres.

— Et donc nous avons besoin d’armements.

— Pour livrer des guerres ! s’écrie Jim, furieux.

— Nous ne déclarons pas les guerres tout seuls.

Nous ne fabriquons pas toutes les armes, et nous ne sommes pas à l’origine de toutes les guerres.

— Je n’en suis pas si sûr… On fait de sacrées affaires !

— Tu crois vraiment que ça se résume à ça ? (L’écrou est sûrement bien serré, maintenant.) Que les gens sont aussi cyniques que ça ?

— Je pense que je le crois, oui. Il y a des tas de gens qui ne s’intéressent qu’à l’argent, aux bénéfices.

Dennis dégage tout à coup la clé du boulon.

— Ce n’est pas si simple, dit-il dans le moteur, presque comme s’il parlait tout seul. Tu voudrais bien que ça soit aussi simple que ça, mais ça ne l’est pas. Une bonne partie du monde meurt d’envie de voir ce pays s’envoler en fumée. Ils travaillent tous les jours à fabriquer des armes supérieures aux nôtres. Si nous arrêtions…

— Si nous arrêtions, ils s’arrêteraient ! Mais qu’adviendrait-il des bénéfices ? L’économie serait sérieusement atteinte. Alors ça continue, nouvelle arme après nouvelle arme, et ça depuis un siècle !

— Un siècle sans nouvelle guerre mondiale.

— Quand on additionne toutes les petites guerres, on a une guerre mondiale. Et s’ils en viennent au nucléaire, on sera tous morts ! Et tu participes à ça !

— Faux !

Bang, la clé plate cogne le dessous du capot quand Dennis la brandit, la pointe vers Jim. Derrière la clé, Dennis a les joues rouges de colère, il est penché au-dessus du moteur, les yeux rivés sur Jim, le visage à quelques centimètres du capot ; et la clé frémit.

— Ecoute ce que je fais, mon petit. Je participe à la fabrication de systèmes destinés à la guerre électronique de précision. Et ne me regarde pas comme si tout ça revenait au même ! Si tu n’arrives pas à faire la différence entre la guerre électronique et la destruction nucléaire massive de la planète, tu es trop stupide pour qu’on discute avec toi !

Bang, il frappe le dessous du capot d’un coup de clé. Sa voix a des accents rauques que Jim n’a jamais entendus auparavant, et il en est si impressionné qu’il fait un pas en arrière.

— Je ne peux rien faire sur le plan de la guerre nucléaire, ça n’est pas entre mes mains. Espérons qu’on n’en déclenchera jamais une. Mais on déclenchera des guerres conventionnelles. Parmi lesquelles certaines pourraient aboutir à une guerre nucléaire. Facilement ! Alors on en arrive à ça : si on parvient à rendre les guerres conventionnelles trop difficiles à livrer, sur le seul plan technique, alors bon Dieu on y met un terme. Et ça réduit la menace nucléaire, le principal risque que nous avons de sombrer dans la guerre nucléaire, dans des proportions réellement significatives !

— C’est ce qu’ils ont toujours dit, papa ! (Consterné par l’argument, Jim grimace :) Génération après génération… Les mitrailleuses, les tanks, les avions, les bombes atomiques, et maintenant ça… Tout ça était supposé rendre la guerre impossible, mais ça n’a pas marché ! Ça n’a fait qu’alimenter le cycle !

— Pas impossible. On ne peut pas rendre la guerre impossible. Je n’ai pas dit ça. Rien ne pourrait y arriver. Mais on pourrait la rendre foutument difficile. Nous en sommes au stade où n’importe quelle force d’invasion peut être électroniquement détectée et électroniquement combattue, avec une telle rapidité et une telle précision que les chances de succès d’une invasion sont nulles. Nulles ! Alors pourquoi essayer ? Tu ne comprends pas ? On pourrait en arriver à ce que plus personne n’essaie !

— Peut-être essaieront-ils tout simplement avec des armes nucléaires, alors ! Tu peux en être sûr !

Dennis fait un signe de non-recevoir avec la clé plate, regarde celle-ci comme s’il était surpris de la trouver là, la pose soigneusement sur l’aile.

— Ce serait de la folie. Ça peut arriver, bien sûr, mais ce serait de la folie. Les armements nucléaires, c’est de la folie, je ne veux pas en entendre parler. Le seul travail que je fasse et qui ait un rapport avec eux, c’est pour essayer d’y mettre un terme. Je voudrais bien qu’ils disparaissent, et peut-être cela arrivera-t-il un jour, qui sait. Mais pour s’en débarrasser, il va falloir trouver une nouvelle forme de force de dissuasion, moins dangereuse. Et c’est à ça que je m’emploie – à fabriquer les armes électroniques de pointe qui sont notre seul substitut à la dissuasion nucléaire. C’est notre seule façon de nous en sortir.