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Sans faire attention, Jim remonte la San Diego Freeway. Mais merde, qu’est-ce cjue L.A. a à lui offrir ? Il pourrait rouler toute la nuit, s’enfuir… Non. Il bifurque vers l’est sur la Garden Grove Freeway, vers le sud sur Newport. Reparti sur la boucle, à tourner en rond. En triangle, plutôt. Furieux quand il trace au sud jusque dans Newport Beach, le fait de passer devant le Hungry Crab le rend malade, physiquement malade. Il a bousillé la moindre parcelle de son existence, et il continue. Barré pour un nettoyage par le vide complet.

Tout au bout de la péninsule de Newport, il descend de voiture, avance sur la jetée. Le coin ne s’enfonce pas, ce soir, les vagues vont et viennent sur le sable comme si le Pacifique était un lac.

Quelqu’un a allumé un feu dans un fourneau de barbecue, et une lueur jaune et des ombres jouent sur les silhouettes noires dressées alentour alors que le vent agite les flammes de-ci de-là. Il fait trop sombre pour s’aventurer très loin sur les énormes rocs de la jetée. Une partie de lui-même se demande bien pourquoi il voudrait le faire, d’ailleurs. La jetée a une fin, il lui faudra de toute façon revenir vers le monde, l’affronter.

Il regagne sa voiture. Il reste un long moment assis, comme ça, la tête sur le commutateur de direction. Odeur familière, vision familière du tableau de bord fendu et poussiéreux… Parfois, il a l’impression que cette voiture est son seul foyer. Il a déménagé une douzaine de fois dans les six dernières années, essayant de gagner plus d’espace, un meilleur ensoleillement, de payer moins cher, et Dieu sait quoi. La voiture reste sa seule constante, ainsi que les heures passées dedans chaque jour. Son vrai foyer, en autopie ; c’est tellement vrai. Trop vrai.

Hormis la maison de ses parents. Jim ne peut s’empêcher d’y songer. Ils ont emménagé dans le petit duplex quand Jim avait sept ans. Son père et lui jouaient au catch dans l’allée. Une fois, Jim avait raté un coup facile et touché l’œil. Ils balançaient des balles sur l’auvent du garage et Jim les rattrapait quand elles retombaient en roulant. Papa avait installé un panneau de basket. Il avait repeint un vieux vélo qu’il avait acheté pour Jim, repeint en rouge et blanc. Ils étaient tous partis se promener, pour aller visiter le musée d’Histoire et voir les derniers arpents de vraie orangeraie (ceux qui font partie du cimetière de Fairview, oui).

Le dépotoir du passé, les étranges détritus de la mémoire. Pourquoi faut-il que ce soit ça qu’il se rappelle ? Et en quoi est-ce que ça a de l’importance ? Dans un monde où la majeure partie des gens qui naissent vont mourir de faim ou à la guerre, après avoir vécu des existences dégradantes dans des bidonvilles, comme des animaux, comme des rats qui se bagarrent pour arriver à l’heure d’après, au repas d’après… Est-ce que ses souvenirs de la banlieue petite-bourgeoise du Comté d’Orange ont la moindre importance ? Devraient-ils en avoir ?

Il est 10 heures du soir ; Jim a un rendez-vous bientôt. Il allume la voiture, part sur le rail vers l’appart d’Arthur Bastanchury.

74

Et Jim fait demi-tour et reprend l’autoroute. Quelque part à hauteur de Costa Mesa, il prend une décision. « Oh, merde ! » Il décroche le téléphone de la voiture, appelle Arthur. Son cœur bégaie sur la même fréquence que le téléphone qui sonne : Dr-r-r-r-r-r-r-ring ! Dr-r-r-r-r-r-r-ring !

— Allô ?

— Arthur ? C’est Jim. Je pourrai pas venir à temps chez toi pour partir au rendez-vous. Je te retrouve au parking où on prend les caisses.

Silence. D’un ton cassant, Arthur dit :

— Très bien. Tu sais à quelle heure.

— Oui. J’y serai.

Retour sur la Newport Freeway, direction nord vers la Garden Grove Freeway (il entre les instructions dans le cerveau de la voiture), sortie ouest puis route vers Haster, sous le niveau supérieur du City Mail.

Trouble univers de vieilles rues, caniveaux jonchés d’ordures.

Arbres morts. Un verger de rebuts.

Vieux pavillons de banlieue, qui abritent une famille par pièce.

Les lampadaires non cassés sont du type halogène ancien : orange mélancolique,

Un orange qui tapisse tout.

Un monde sous couvercle. Le rez-de-chaussée de la Californie.

Tu n’as jamais habité là, pas vrai ?

S’hyperventilant les poumons, Jim regarde pour une fois autour de lui. Parkings, laveries automatiques, magasins de vente au rabais. « Et il a fallu que tu ailles au Caire pour voir ça ! » crie-t-il, et pendant un instant sa détermination est perturbée ; il a l’impression que d’invisibles géants braquent d’invisibles lance-flammes sur lui, le renvoyant de-ci de-là dans un match dont il ignore tout ; tout ce qu’il peut faire, c’est s’en tenir à ses plans, tâcher de ne plus réfléchir. « Arrête de réfléchir ! Arrête de réfléchir ! C’est l’heure d’agir ! » Pourtant son estomac le torture, son cœur frémit comme s’il était ballotté par des idées contradictoires, des certitudes contradictoires vis-à-vis de ce qui est bien…

Lewis Street est toujours pareille, une sorte d’allée en tunnel à l’ouest derrière le City Mail, flanquée des deux côtés, du sol au plafond, d’entrepôts aux portails prévus pour des camions et cadenassés pour la nuit.

Il arrive sur Greentree, qui s’arrête net sur Lewis comme un égout se déversant dans un autre. Du plafond de béton pendent quelques ampoules halogènes, quelques ampoules à vapeur de mercure. Sans configuration particulière. Jim avance doucement, entre dans le petit parking entre les entrepôts, vingt places aménagées autour de deux gros pylônes de béton qui soutiennent les niveaux supérieurs du mail. Il y a la même voiture que d’habitude, une fourgonnette bleue, sur un rail de garage au fond du parking.

Jim fait demi-tour sur le parking, clignote trois fois des phares. Il arrête sa voiture à côté de la fourgonnette, descend.

Quatre hommes l’entourent, l’acculent à sa voiture. Il a déjà vu toutes ces têtes, et ils le reconnaissent aussi.

— Où est Arthur ? demande le grand type noir.

— Il sera là dans quelques minutes, répond Jim. En attendant, chargeons l’équipement dans ma voiture. On peut pas utiliser celle d’Arthur, ce soir, et il veut qu’on se tire aussitôt qu’il arrivera.

L’homme acquiesce et Jim déglutit. Plus moyen de reculer.

Il suit les quatre hommes jusqu’à l’arrière de la fourgonnette, dont le hayon se soulève en grinçant. Dans la pénombre orange, Jim ne distingue que les contours des six caisses en plastique. Il en soulève une quand vient son tour ; elle est plus lourde que dans son souvenir. Il gagne sa voiture en tanguant.

— Le siège arrière, dit-il, et elles échouent sur le vinyle élimé, cinq sur la banquette arrière, une à la place du passager.

Jim ferme la portière de sa voiture, regarde sa montre. 10 h 50. Arthur ne va pas tarder. Il se penche par la vitre côté chauffeur et presse le bouton qui déclenche le programme qu’il a tapé sur l’autoroute. Les quatre hommes n’y font pas attention. Jim retourne à la fourgonnette.

— Gros chargement, ce soir.

— Gros boulot à faire.

— Ah ?

— Vous lirez ça dans les journaux.

— J’en doute pas.

Jim marche de long en large entre les deux voitures, nerveux. A deux reprises, il va jusqu’à Lewis et scrute le long tunnel de la rue. Plusieurs entrepôts plus bas, il y a un accès au mail rarement utilisé ; Jim l’a remarqué au cours d’une de leurs virées précédentes. On dirait presque une porte de service, mais ce n’en est pas une.