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Ils contournent le parking et pénètrent à pied dans une forêt de pins et de sapins. Le sol est jonché d’odorantes aiguilles brunes. Le soleil tombe sur le versant des montagnes au-dessus d’eux, mais eux sont toujours dans l’ombre. Ils parviennent à une fourche du sentier et suivent un canyon vers le nord.

Ils longent un ruisseau qui glousse goutte à goutte.

— L’eau de L.A., rit Tashi.

Des geais et des bouvreuils chétifs voltigent au milieu des genévriers et des maigres étendues de prairie en bordure du ruisseau. Chaque tournant de la piste révèle une nouvelle perspective, végétation née d’une chute d’eau ou falaise de granité déchiquetée. Le soleil se lève au-dessus d’un contrefort à l’est, et l’atmosphère se réchauffe. Malgré le frottement de ses bottillons contre ses mollets, Jim sent un mince filet de calme s’insinuer en lui, puis se répandre. L’air frais sent le pin, le ruisseau est charmant, le roc nu en dessus grandiose.

Ils grimpent jusqu’à une petite cuvette où le cours d’eau se transforme en un modeste lac. Jim s’immobilise et contemple ça bouche bée.

— C’est magnifique. On reste là ?

— Jim, il est 7 heures du matin !

— Ah oui.

Ils poursuivent leur marche, sur un raide sentier rocailleux qui monte vers l’est. Dur labeur. Ils finissent par atteindre la berge rocheuse et moussue d’un autre étang d’une perfection surréaliste.

— Le Golden Trout Lake. Altitude trois mille deux cent quatre-vingt-onze mètres.

Tout à coup, Jim s’aperçoit qu’ils sont arrivés en bout de piste, au pied d’une cuvette qui ne possède qu’une seule issue, qui est le lit du ruisseau qu’ils viennent de remonter.

— Alors c’est là qu’on se pose ?

— Nan. (Tash pointe l’index vers l’ouest, vers l’endroit où la crête de la sierra Nevada se dresse au-dessus d’eux.) Le passage du Dragon est là-haut. C’est par là qu’on traverse.

— Mais où est le chemin ?

— C’est un sentier de contrebandiers.

Tout devient clair pour Jim.

— Tu veux dire qu’il y a pas de chemin qui conduit à ton prétendu passage ?

— Exact.

— Waow. Merde…

Ils passent leurs sacs à dos, entreprennent de gravir la pente. Il se met à faire très chaud sous le soleil matinal. Jim a la forte impression que chaque claquement de talon souligne une ampoule. Les bretelles de son sac lui scient les épaules. Il suit Tashi sur ce que celui-ci annonce être un ancien lit de glacier. Ils sont désormais dans le royaume de la rocaille, rocaille chamboulée et rechamboulée, au point de s’être par endroits transformée en gravier. Ils font halte de temps à autre pour récupérer et contempler ce qui les entoure. Derrière eux, à l’est, ils aperçoivent l’Owen’s Valley et les White Mountains à l’arrière-plan.

Puis ça recommence à monter. Jim marche sur les traces des longues enjambées de Tashi et évite les glissades en arrière. Il se concentre là-dessus. Quelle évidente et parfaite analogie entre cette interminable grimpée et l’existence. Deux pas en avant, un pas en arrière. Trouver le meilleur chemin, entre ces blocs de granité tavelés de plaques de mousse aux couleurs diverses, vert pâle, jaune, rouge, noir. Le but à atteindre, là-haut, semble proche mais ne se rapproche jamais. Oui, c’est une image très pure, très dépouillée de la vie – la vie réduite à son sens absolu, profond. Toujours plus haut. Le ciel est bleu foncé, le soleil réduit à un aveuglant éclat.

Ils poursuivent leur ascension. La répétition des pas de la montée, accompagnés chaque fois d’un léger élancement du talon, concentre l’esprit de Jim en un point minuscule, qui ne perçoit que les aspects visuel et cinétique des choses. Il a l’impression d’avoir les cuisses en caoutchouc. A un moment, il s’aperçoit qu’il n’a pensé absolument à rien depuis une demi-heure, à part au roc qu’il gravit. Il sourit ; puis il faut se concentrer sur un passage glissant. La sueur lui coule dans les yeux. Il n’y a pas de vent, aucun bruit sauf celui de leurs chaussures sur la pierre, de leurs haleines dans leurs gorges.

— On y est presque, dit Tashi.

Jim lève les yeux, surpris, et constate qu’ils sont sur l’ultime corniche avant le sommet, au bord de la chaîne de montagnes dont toutes les cimes s’étendent de gauche à droite au-dessus d’eux, aussi loin que porte leur regard. Ils se dirigent vers une zone plate entre deux sommets.

— Comment ça va ?

— Super, dit Jim.

— Bon petit gars. Il y a des mecs que l’altitude incommode.

— Moi j’adore ça.

Ils continuent de grimper. Jim est victime de la fièvre des sommets et se hâte derrière Tashi jusqu’à ce que son haleine lui racle la gorge. Tashi doit être dans le même cas. Puis ils atteignent le sommet de la corniche, une crête très abrupte, large, constituée de gros affleurements de granité rosâtre. La corniche forme une sorte de route orientée nord-sud, ponctuée de fréquents promontoires imposants, de passages en dents de scie, d’éperons qui dévalent vers l’est, vers l’ouest… A l’ouest, il y a des montagnes à perte de vue.

— Bon Dieu ! fait Jim.

— On va déjeuner là. (Tash pose son sac à dos, défait sa chemise pour en faire sécher le dos trempé de sueur au soleil. Il n’y a toujours pas de vent, aucun nuage dans le ciel.) Une journée de sierra parfaite.

Ils s’asseyent et mangent. En dessous d’eux, le monde tourne. Le soleil les chauffe comme des lézards sur les rochers. Jim s’entaille le pouce en essayant de couper du fromage, et suçote la plaie jusqu’à ce qu’elle cesse de saigner.

Quand ils ont fini, ils remettent leurs sacs à dos et entreprennent de dévaler le flanc ouest de la crête. Ce flanc-là est plus escarpé que l’autre, mais Tashi trouve un éboulis de rochers en pente raide – un talus, lui apprend Tashi – et ils commencent à descendre très lentement, s’accrochant à la paroi de la déclivité, prenant pied sur des rocailles qui menacent de filer sous eux. De fait, Jim en envoie bouler une qui passe à côté d’un Tashi dégoûté et tombe sur le postérieur, s’éraflant les fesses. Ses orteils se boursouflent durant la descente. L’éboulis débouche sur une corniche moins pentue, qui conduit à un petit étang glacial, entièrement entouré de roc : bleu-vert sur les bords, bleu cobalt au centre.

Ils s’abreuvent copieusement dans cet étang quand ils l’atteignent. C’est déjà le milieu ou la fin de l’après-midi.

— Le lac suivant est une splendeur, déclare Tashi. Plus grand que celui-ci, et bordé de parois rocheuses, à part en deux ou trois endroits où il y a de l’herbe qui tombe en plein dans l’eau.

— Bien.

Jim est fatigué.

Le flanc ouest de la crête a une magie grandiose. Sur le flanc est, ils avaient vue sur Owens Valley, et par conséquent sur le monde que Jim connaissait. Ce lien est désormais rompu et c’est dans un nouveau monde qu’il se trouve, sans relation avec celui auquel Tashi l’a arraché. Il ne peut pas encore définir ce paysage, c’est trop neuf, mais il y a quelque chose dans sa complexité, dans son anarchique profusion de formes, qui possède un pouvoir de fascination. Rien n’a été organisé et c’est néanmoins très complexe. Il n’y a pas deux choses semblables et cependant tout participe d’une intense cohérence.

Des nuages viennent s’installer au-dessus de l’ouest de la grande crête. Ils descendent, traversent une très rude étendue de rochers éclaboussés de lichens. La mousse envahit les failles – la mousse, puis de minuscules buissons. L’ombre des nuages se rue sur eux. Jim se débrouille parallèlement à Tashi de façon à se frayer son propre chemin. Ils arpentent durant un long moment l’immensité de granité fracassé, chacun dans son univers de pensées et de mouvements. Déjà, il semble qu’ils fassent cela depuis longtemps. Rien que cela, depuis que les rochers reposent ici.