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En fin d’après-midi, ils parviennent au second lac, déjà plongé dans l’ombre des éperons rocheux qui l’encerclent. Sa surface lisse reflète les pierres comme un miroir bleu.

— Waow. Superbe.

Tashi plisse les yeux.

— Oh la ! On peut pas camper ici… Il y a des gens là-bas !

— Où ça ?

Tashi pointe le doigt. Jim distingue deux minuscules points rouges, tout à fait de l’autre côté du lac, la tache légèrement plus grande d’une tente orange.

— Et alors ? On les entendra pas, ils vont pas nous déranger.

Tashi regarde Jim comme s’il venait de lui proposer de manger de la merde.

— Pas question ! Allez, viens, on va suivre le ruisseau de décharge qui va au lac du Dragon. On trouvera sûrement un bon endroit pour camper avant ; sinon, c’est un chouette lac.

Jim rehausse avec lassitude son sac à dos sur ses épaules et suit Tashi dans la crevasse qui ébréche la cuvette où se trouve le lac, où l’eau chante sur du granité jaune érasé et ravine le coteau pour tomber dans un vaste bassin.

Ils marchent jusqu’au crépuscule. Le soleil est encore brillant, mais la terre et l’air autour d’eux sont sombres et enténébrés. Des fleurs des hauteurs resplendissent comme des hallucinations sur la mousse noire des berges aplanies du ruisseau. De noueux genévriers sortent en se contorsionnant des failles de la pierre. Chaque tournant du mince cours d’eau révèle un univers miniature qui pousse Jim à remuer la tête : au-dessus, le ciel de velours bleu ; en dessous, le monde obscur des rochers, déchiré par le ruisseau semblable à une bande de lumière aux couleurs du ciel. Il est fatigué, ses pieds lui font mal, il trébuche de loin en loin, mais Tash marche lentement, et il serait honteux de mettre fin à cet infini panorama de beauté montagnarde.

Tash trouve enfin un à-plat sablonneux en bordure du ruisseau, et déclare que c’est là qu’ils camperont. Ils déposent leurs sacs à dos.

Quatre ou cinq genévriers.

A l’ouest, on voit loin : Un aileron de granité, qui émerge de l’obscurité. « Le Fin Dôme », déclare Tashi. A l’est, la crête monumentale du sommet qu’ils ont passé resplendit, D’un abricot vibrant dans la tardive lumière du crépuscule. Chaque rocher souligné, illuminé. Chaque instant, long et paisible. Le ruisseau parle et parle de sa petite voix. Eau bleu clair dans les ombres massives. Deux minuscules silhouettes qui marchent sans but : « Waow. Waow. Waow. » Lentement la lumière quitte les airs. Et tu as toujours vécu là.

— Si on dînait ? fait Tashi, et il s’assied à côté de son paquetage.

— D’accord. On fait du feu ? Il y a du bois mort sous les genévriers.

— Contentons-nous d’utiliser le réchaud. Il y a vraiment pas assez de bois pour qu’on se permette de faire un feu, enfin pas à cette altitude.

Ils font cuire des nouilles japonaises sur un petit réchaud à gaz. Jim se débrouille pour faire tomber la casserole en cuisant les siennes et quand il rattrape celle-ci pour éviter que les pâtes ne se répandent il se brûle la paume et les doigts de la main gauche.

— Ah. (Suçotis.) Oh bon.

Tashi a amené une tente, mais la nuit est si belle qu’ils décident de ne pas s’en servir, et ils disposent leurs sacs de couchage sur des matelas de camping étalés sur la plage de sable. Ils enfilent les sacs et – ah ! – s’allongent.

La lune, cachée par la crête à l’est, éclaire cependant la folie déchiquetée des cimes environnantes, produisant une impression de distance monochrome, et une infinité d’ombres. Le ruisseau fait du bruit. Il y a des étoiles éparpillées partout dans le ciel ; Jim n’en a jamais vu autant, ne savait pas qu’il en existait autant. Elles sont nettement plus nombreuses que les satellites et les miroirs, de beaucoup.

Tashi ne tarde pas à s’endormir, le souffle paisible.

Mais Jim n’arrive pas à dormir.

Il renonce à essayer, s’assied, le sac de couchage remonté sur les épaules, et… regarde. Un instant, sa vie passée, sa vie en dessous, lui revient ; mais son esprit se dérobe devant elle. Ici, à cette altitude, son esprit se refuse à entrer dans le royaume dément du C. d’O. Il ne parvient pas à y songer.

Des rochers. Les masses sombres des genévriers, aiguilles noires qui se découpent sur fond d’étoiles. Clarté lunaire sur les pentes en dents de scie, dessinant leurs contours. Ah, Jim… Jim ne sait que penser. Son corps est douloureux, il a des élancements en une douzaine d’endroits. Tout cela semble faire partie des montagnes, être un des éléments du tableau. Ses sens grondent, il est presque étourdi à force de tenter de tout réellement absorber d’un seul coup : la musique de la chute d’eau et le vent dans les aiguilles de pin, l’étendue immense et étonnamment complexe des pointillés de granité blanc au premier plan, les cimes baignées de lune à diverses distances… Il ne sait que penser. Il lui est impossible de tout assimiler, quand il essaie il n’arrive qu’à frissonner. C’est trop.

Mais il a toute la nuit ; il peut regarder, et écouter, et regarder encore… Il réalise avec un afflux de chaleur dans ses terminaisons nerveuses, avec un enchantement étrange, physique, que cette nuit va être la plus longue de sa vie. Chaque instant, long et paisible, consacré à la découverte d’un monde dont il n’avait jamais su qu’il existait… Un foyer. Il s’était dit que c’était un rêve perdu ; mais ça aussi c’est la Californie, tout aussi réelle que le roc sous ses fesses endolories. Il racle le granité avec ses phalanges égratignées. La lune ne tardera pas à se lever au-dessus de la crête.

78

Stewart Lemon reçoit la visite de Donald Hereford, qui arrive de Washington tôt le matin après le saccage commis par Jim. Hereford descend de l’hélicoptère qui l’a amené depuis John Wayne, et s’avance sous les pales tournoyantes sans la moindre ébauche de courbette ou de précipitation. Il lève les yeux vers les installations que Lemon et lui ont inspectées ensemble pas plus tard que deux semaines auparavant.

— Oue s’est-il passé ? demande-t-il à Lemon.

Lemon se racle la gorge.

— Il y a eu un attentat, je crois, mais quelque chose a mal tourné. Personne ne sait pourquoi. Ils ont démoli le panneau à l’entrée du parking. Et… et nous en avons attrapé deux dans un bateau au large, mais ils n’avaient rien sur eux, alors…

Avec l’impression d’être idiot, Lemon accompagne Hereford de l’héliport jusqu’à l’accès automobile du complexe en contournant les installations. Là, six tiges de métal rondes se dressent sur deux flaques de plastique bleu durcies. Ce sont les lettres qui auparavant signalaient LAGUNA SPACE RESEARCH aux voitures qui passaient devant. Risible.

Deux techniciens du F.B.I. sont à l’œuvre sur les lieux, et ils s’interrompent pour discuter brièvement avec Hereford et Lemon.

— Semble bien qu’il s’agisse de deux de ces Mosquitos qu’on a utilisés ces derniers temps. Fabriqués par Harris, avec des charges de Styx-90.

Hereford fait claquer sa langue contre son palais, s’agenouille pour toucher le plastique déformé. Il entraîne Lemon à l’écart des agents du F.B.I., lui fait contourner le bâtiment et l’emmène en plein air à proximité de l’héliport.

— Bon. (Ses lèvres dessinent une ligne mince, sévère.) Alors c’est comme ça.

— Peut-être essaieront-ils de nouveau ?