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— Et l’église ?

— Je peux me faire remplacer par Helena. Ça serait agréable de prendre des vacances. (Elle est sincère ; elle adore voyager.) Autant tirer tout le profit possible de la situation. Les choses vont s’arranger.

— Je vais y réfléchir.

Entendant par là : « Ne m’embête pas avec ça en ce moment. »

Aussi n’insiste-t-elle pas. Elle commence à préparer le dîner. Dennis la regarde travailler. Les choses vont s’arranger. Eh bien, il a toujours Lucy. Ça, ça ne va pas changer. Pauvre Dan Houston. Elle n’arrête pas de renifler. Il sourit presque : elle déteste l’idée d’une cabane sur la côte nord de la Californie, loin de toutes ses amies. Ça a toujours été son idée à lui. Construire une cabane entièrement de ses propres mains, soigner le travail. Il doit y avoir des églises là-haut, elle se ferait de nouvelles amies en l’espace d’une semaine. Et lui… Bon, ça n’a pas d’importance. Il n’a pas d’amis ici, pas vrai ? Aucun qui vaille d’être mentionné, en tout cas – un ou deux collègues, pour la plupart partis depuis longtemps dans d’autres entreprises, sortis de sa vie. « Je devrais appeler Dan Houston. »

Alors ça ne changerait rien, s’ils étaient du côté d’Eureka. Il aimait beaucoup cet horizon de côtes rocheuses couvertes d’arbres, ces étendues salées isolées et nues.

— Nous pourrions aller y faire un tour, en tout cas, dit-il. L’année est trop avancée pour qu’on commence à construire. Mais nous pourrions repérer les lieux, et nous promener un peu.

— C’est juste, dit Lucy, qui regarde fixement l’intérieur du réfrigérateur. On pourrait en faire de vraies vacances. Faire toute la côte en voiture.

— S’arrêter à Carmel le premier soir.

— J’aime bien cet endroit.

— Je sais.

L’affection monte en lui comme une sorte de… comme un spasme de chagrin. A mesure qu’il sort de sa torpeur, il s’embrouille dans ses sentiments. Il ne sait pas exactement ce qu’il ressent. Mais il y a cette femme en face de lui, sur laquelle il peut compter pour toujours, toujours, toujours présenter le bon côté des choses. Quelque effort qu’il lui en coûte. Toujours. Il ne la mérite pas, se dit-il. Mais elle est là. Il rit presque.

Elle lui jette un coup d’œil circonspect, lui fait un petit sourire. Peut-être peut-elle sentir ce qu’il éprouve. Elle va s’affairer sur le plan de travail à côté du fourneau. Avec comme un zèle artificiel, ça lui rappelle la L.S.R. « Ach, n’y pense plus. N’y pense plus. » Vingt-sept ans.

Au moment où Lucy apporte la casserole fumante, le téléphone sonne.

Elle répond, dit d’une voix incertaine :

— Oui, il est là.

Elle tend le téléphone à Dennis d’un air apeuré.

— Allô ?

— Dennis, Ernie Klusinski.

Un des amis-collègues de Dennis, perdu de vue de longue date, et qui travaille maintenant pour Aerojet à La Habra.

— Oh, salut, Ernie. Comment ça va ?

Une cordialité peu naturelle dans la voix, il s’en aperçoit.

— Bien. Ecoute, Dennis, le bruit a couru ici de ce qui s’est passé aujourd’hui à la L.S.R., et je me demandais si ça te dirait de venir déjeuner avec moi et ma patronne, Sonja Adding, pour en quelque sorte discuter de tout ça. Pour examiner les possibilités, tu vois, voir si tu éprouves quelque intérêt pour ce que nous faisons ici. (Pause.) Si tu es intéressé, naturellement.

— Oh, je suis intéressé, dit Dennis, qui réfléchit à toute vitesse. Ouais, c’est vraiment gentil de ta part, Ernie, j’apprécie le geste. Euh, une chose cependant… (Il hésite, se décide.) Lucy et moi avions projeté des vacances sur la côte. Etant donné l’occasion, tu vois. (Ernie rit de sa faible saillie.) Alors on pourrait peut-être faire ça à mon retour ?

— Oh bien sûr, bien sûr ! Pas de problème là-dessus. Passe-moi juste un coup de fil quand tu seras rentré, et on arrangera ça. J’ai parlé de toi à Sonia, et elle désire te rencontrer.

— D’accord. Ça serait bien. Merci, Ernie.

Ils raccrochent.

Toujours plongé dans ses réflexions, Dennis regagne la table. Contemple son assiette, la casserole qui fume doucement.

— C’était Ernie Klusinski ?

— Oui, c’était lui.

Ça a été une étrange journée.

— Et qu’est-ce qu’il voulait ?

Dennis lui adresse un sourire en coin.

— Il chassait des têtes. La rumeur a couru qu’on m’avait rendu ma liberté, et la patronne d’Ernie a envie de me parler. Peut-être de m’engager.

— Mais c’est magnifique !

— Peut-être. Aerojet travaille sur les lasers basés à terre, la phase six de la D.M.B. – je n’aimerais pas du tout me retrouver mêlé à ça.

— Moi non plus.

— C’est une sacrée perte de temps ! (Il secoue la tête, revient au sujet de la conversation.) Mais c’est une boîte importante, il s’y passe des tas de choses. Si je pouvais entrer dans le bon département…

— Tu verras ça quand tu leur parleras.

— Oui. Mais… (Comment dire ça ? Il ne le comprend pas lui-même.) Je ne sais pas… Je ne sais pas si j’ai envie de replonger là-dedans. Ça serait continuer de faire la même chose. Toujours la même chose.

Il n’est pas sûr de ce qu’il éprouve. C’est bien d’être désiré, vraiment bien. Mais en même temps il ressent une sorte de désespoir, il se sent piégé – c’est sa vie, son travail, il n’y échappera jamais. Ça n’arrêtera jamais.

— Tu pourras régler ça quand tu les verras.

— Oui. Oh. Je lui ai dit que nous partions quelque temps en vacances.

— J’ai entendu ça.

Lucy sourit.

Dennis hausse les épaules.

— Ça serait bien qu’on voie notre propriété. (Il mange un instant, s’interrompt. Claque sa fourchette sur la table.) Ça a été une journée étrange.

Ce soir-là, ils font leurs valises et préparent la maison, exécutant un rituel de prédépart vieux de trente ans. Les idées de Dennis sont éparpillées et confuses, ses sentiments passent de l’incrédulité à la blessure, de la fureur à la torpeur, de l’amertume à une sorte de jouissance anticipée haletante, une impression de liberté. Il n’est pas obligé d’accepter le travail chez Aerojet, si on y regarde bien. D’un autre côté, il est libre de le faire. Il n’y a plus rien de certain. Tout peut arriver. Et il n’aura plus jamais à s’occuper de Foudre en Boule ; il n’aura plus jamais à supporter les rebuffades de Stewart Lemon. Plus jamais. Difficile à croire.

— Bon, il faudrait que j’appelle Dan Houston.

Il le fait à contrecœur, et il est plus soulagé qu’autre chose de tomber sur le répondeur. Il laisse un court message suggérant qu’ils se voient à son retour, et raccroche, songeur. Pauvre Dan, où est-il en ce moment ?

Lucy appelle Jim. Pas de réponse. Et son répondeur n’est pas branché.

— Je me fais du souci pour lui, dit-elle en faisant nerveusement une valise.

— Laisse-lui un mot sur l’écran de la cuisine. Il le trouvera quand il passera.

— D’accord. (Elle ferme la valise.) J’aimerais bien savoir… ce qui ne va pas chez lui.

— Lui-même ne sait pas ce qui ne va pas chez lui, dit Dennis.

Il en veut encore à Jim d’être parti avant le dîner, la veille au soir. Ça a contrarié Lucy. Et c’était une discussion stupide ; Dennis s’étonne d’avoir pu parler autant qu’il l’a fait, surtout avec quelqu’un qui n’en savait pas assez pour comprendre. Même s’il devrait comprendre ! Il devrait. Enfin… Son fils est un cas. Une énigme.

— Ne nous en faisons pas pour lui ce soir.