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— Très bien.

Dennis charge le coffre de la voiture. Au moment où ils se couchent, Lucy demande :

— Tu crois que tu vas prendre cette nouvelle place ?

— On verra ça en rentrant.

Et le lendemain matin à 5 heures, leur heure de départ traditionnelle, ils sortent de l’allée en marche arrière et tracent jusqu’à la Santa Ana Freeway, puis bifurquent vers le nord, et ils quittent le Comté d’Orange.

80

Quand Tashi et Jim regagnent la voiture de Tashi, trois jours plus tard, Jim est dans un état lamentable. Il a plusieurs grosses ampoules, trois bouts de doigts salement brûlés, un pouce entaillé, des ecchymoses sur le postérieur, une jambe sérieusement éraflée, un genou raidi par quelque faux mouvement qu’il n’a pas senti, un muscle plantaire déchiré dans le pied gauche, des lèvres profondément crevassées par le soleil, et un nez bien esquinté par un coup de soleil. Il s’est aussi flanqué un piquet de tente dans la figure, manquant de peu de s’arracher un œil ; et il a essayé de changer la recharge du réchaud à la lueur d’une bougie, subissant ce faisant une brève explosion qui lui a fait fondre les cils, roussi la barbe et le duvet sur ses mains.

Décidément, Jim n’a rien d’un boy-scout. Mais il est heureux. Corps esquinté, esprit en paix. Du moins pour l’instant. Il a découvert un nouveau pays, et celui-ci sera toujours présent pour lui. A la fois matériellement, juste plus haut après l’autoroute, et mentalement, dans une région de son esprit, un endroit qu’il a découvert en même temps que les montagnes elles-mêmes. Ça restera toujours quelque part là-derrière.

Il gémit quand ils arrivent à la voiture et balancent leurs sacs à l’arrière, il gémit quand Tashi remonte le chemin de terre jusqu’à la route, puis repart ; il gémit, assis à la place du mort. Mais au fond, il se sent bien.

Même la perspective de retourner dans le C. d’O. n’arrive pas à l’entamer ; il dispose de nouvelles ressources pour s’accommoder du C. d’O., et d’une résolution nouvelle.

— Faudrait qu’on persuade Sandy de venir ici avec nous, déclare-t-il à Tashi. Je suis sûr qu’il apprécierait aussi.

— Il venait avec moi, avant, dit Tashi. Trop occupé, maintenant. Et puis… (Il fait une drôle de moue.) Faudra qu’on voie comment Sandy se débrouille quand il sortira. Il devrait être libéré sous caution, je pense.

— Quoi ?

— Eh bien, tu vois… (Et Tashi lui raconte l’expédition des aphrodisiaques, la planque de la marchandise au pied de la falaise en dessous de la L.S.R.) Alors avec le renforcement de la sécurité, la came s’est retrouvée coincée là-bas, tu comprends. Et donc, apparemment, l’attentat que vous autres étiez censés commettre contre Laguna Space devait servir de diversion pour couvrir Sandy pendant qu’il arrivait en douce par la mer et récupérait la camelote.

— Quoi ? Ô bon Dieu !…

— Du calme, du calme. Il va bien. J’ai appelé Angela l’autre matin quand on s’est arrêtés pour acheter à manger, pour savoir ce qui s’était passé. Sandy s’est fait choper par les services de sécurité de la L.S.R., qui l’ont refilé à la police. Pas de problème.

— Pas de problème ! Merde !

— Pas de problème. Se faire gauler par les flics, c’est pas ce qui pouvait arriver de pire. J’avais peur qu’il ait été blessé. Il aurait très bien pu se faire flinguer, tu sais.

Cette seule idée suffit à clouer le bec à Jim.

— Ça va, fait Tash au bout d’un moment.

— Bon Dieu, dit Jim. Je savais pas ! Enfin quoi, pourquoi Sandy m’en a pas parlé !

— Je sais pas. Mais qu’est-ce que t’aurais fait, de toute manière ?

Jim déglutit, interdit.

— Vu que ça va pour Sandy, c’est mieux que t’aies pas été au courant.

— Oh, merde… D’abord Arthur, et maintenant

Sandy…

— Ouais. (Tash rit.) T’as bousculé les plans de pas mal de gens, ce soir-là. Mais ça va.

Et ils continuent de débobiner la piste vers le sud. Jim a l’esprit de nouveau envahi par les problèmes du C. d’O., il ne peut pas les évacuer. C’est ça que ça veut dire, rentrer ; il va être sacrément difficile de conserver ne serait-ce que des bribes du calme qu’il a éprouvé dans la sierra. Il pourrait bien perdre ce pays nouveau qu’il a découvert, et il le sait.

Tash, lui aussi, se fait de plus en plus silencieux à mesure qu’ils se rapprochent de chez eux. Et on roule, en silence.

Dans la soirée, ils atteignent Cajon Pass puis descendent à travers les collines de condomundos vers la grande cuvette urbaine. L.A., ville de lumière. Le grand échangeur où la 5 rencontre la 101, la 210 et la 10 leur paraît totalement irréel, vision d’une autre planète, une planète entièrement recouverte par une cité vieille de millions d’années.

Ils sont bientôt revenus dans le C. d’O., où le paysage a au moins le mérite d’être assez familier pour modérer leur stupéfaction nouvelle. Ils connaissent ces lieux étrangers, c’est leur demeure. Leur demeure d’exilés du monde qu’ils ont si brièvement visité.

Tashi dépose Jim à son appart.

— Merci, dit Jim. C’était…

— Ça va. (Tash sort de la rêverie dans laquelle il est resté plongé durant toute la traversée du sud de la Californie.) C’était sympa. (Il tend la main, geste inhabituel de sa part, et Jim la serre.) Passe me voir.

— Bien sûr !

— Salut, alors.

Et il est parti.

Jim est seul dans sa rue. Il rentre dans son appart. Celui-ci est déglingué aussi ; lui et son chez-lui font bloc. Comme d’habitude. Il contemple les débris de sa crise d’hystérie, de folie, avec une certaine équanimité, teintée d’une pointe de… de remords, de nostalgie ; il ne sait pas. Ce n’est pas un spectacle réjouissant.

Enjambe les décombres, la bibliothèque en ruine et les C.D. et disquettes bousillés, passe dans la salle de bains. Se déshabille. Son corps crasseux est sûrement dans un triste état. Il entre dans la douche, règle l’eau sur chaud. Le plaisir et la douleur lancinante se mêlent en proportions égales, et il sautille en chantant :

Je nage dans le liquide amniotique de l’amour,

Nage comme un doigt vers le bout d’un gant

Quand j’arriverai en haut je plongerai en plein dedans

Je suis le sperme dans l’œuf – ai-je perdu ? ai-je gagné ?

Il se sèche avec beaucoup de précaution, se met au lit avec beaucoup de précaution. Les draps, c’est un tel luxe. Il est rentré chez lui. Il ne sait pas ce que ça veut dire au juste, ne le sait plus. Mais il est là.

Il passe le lendemain au collège universitaire de Trabuco, pour organiser les cours du semestre suivant, puis rentre, tâche de ranger. Pas mal de ses affaires sont esquintées au-delà de toute possibilité de réparation. Il va devoir reconstituer sa collection de disques à partir de zéro. Pareil pour les archives informatiques. Enfin, il n’a pas perdu grand-chose de précieux avec les archives en question, de toute façon.

Les cartes géographiques murales, maintenant ; ça, c’est un vrai gâchis. Il ne peut vraiment pas se permettre de les remplacer. Il détache soigneusement les lambeaux du mur, étale par terre les cartes, l’une après l’autre, recto contre le sol, scotche toutes les bribes, les aplatit du mieux qu’il peut. Les raccroche.

Bon, elles ont une drôle d’allure : froissées, avec d’évidentes déchirures. Comme si quelque tremblement de terre avait ravagé le paysage de papier, par au moins trois fois, cataclysme récurrent aux effets rapetassés et rapetassés encore. Eh bien… Ça ressemble à peu près à ça, en fait. Une carte, c’est la représentation d’un paysage, après tout, et de nombreux paysages, comme celui du C. d’O., sont avant tout mentaux. D’ailleurs, il ne peut rien y faire de plus.