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Il n’en sait rien.

O.K. Il s’est assez torturé avec le passé. C’est ici qu’il est. Il est libre, c’est lui et lui seul qui décide de ce qu’il va faire. Qu’est-ce qu’il va faire ?

Il va faire les cent pas. Et pleurer le départ de Tashi. Et se répandre en amères injures contre… lui-même. Il n’arrive pas à échapper à la pensée magique, il sait que d’une certaine manière tout ça est de sa faute. Il est seul. Va-t-il être capable de s’adapter à ce type de solitude, possède-t-il la confiance en soi nécessaire ?

« Mais pense à la solitude de Tom. Bon Dieu ! L’oncle Tom ! »

Faudrait qu’il aille voir Tom.

Il se précipite vers sa voiture et trace, direction le parc à moisir.

En chemin, il se sent idiot, il est persuadé qu’il est évident pour toutes les autres personnes présentes sur l’autoroute qu’il est en train de commettre un acte d’une absolue bizarrerie afin de se prouver à lui-même qu’il est en train de changer de vie, alors qu’en fait tout est comme avant. Mais que faire d’autre ? Comment s’y prendre autrement ?

Puis, au moment où il passe le portail, il commence à se faire du souci ; Tom était salement mal en point la dernière fois qu’il est venu. Tout peut arriver quand on est aussi vieux que ça, et aussi malade qu’il l’était. Il fonce du parking jusqu’à l’accueil.

Mais Tom est toujours vivant, et en fait il va beaucoup mieux, merci. Il est assis dans son lit, et regarde par la fenêtre en lisant un gros livre.

— Comment ça va, mon gars ?

Il a meilleure voix, aussi.

— Bien, Tom. Et toi ?

— Beaucoup mieux, merci. En meilleure forme que depuis un bout de temps.

— Parfait, parfait. Eh, Tom, je suis allé à la montagne !

— C’est vrai ? Dans les sierras ? Elles sont pas belles ? Où es-tu allé ?

Jim lui raconte, et il apparaît que Tom est allé dans le même coin. Ils en parlent pendant une demi-heure.

— Tom, finit par dire Jim, pourquoi tu me l’as pas dit ? Pourquoi tu m’en as pas parlé pour me pousser à y aller ?

— Je l’ai fait ! Attends voir ! Je n’ai pas arrêté de t’en parler ! Mais tu trouvais ça stupide. Une échappatoire bucolique, pastorale et réactionnaire, tu disais. Des champignons sur la souche de la morte nature, tu as dit.

C’était quelque chose que Jim avait lu quelque part.

— Putains de bouquins !

Tom lui lance un regard interrogateur.

— En fait, je suis en train de lire un grand bouquin, là. Sur les origines du Comté d’Orange, l’époque des cow-boys. Tiens, écoute ça, par exemple… « Quand les cow-boys voulaient expédier leurs peaux de vaches vers les navires marchands yankees au large de Dana Point depuis San Juan Capistrano, ils les emmenaient au sommet de la falaise de Dana Point, à marée basse, quand la plage était vraiment vaste, et ils se contentaient de les lancer en bas. » Des grandes peaux de bêtes balancées d’une falaise comme des frisbees, et qui claquaient au vent en descendant pour aller atterrir sur la plage, en bas. Joli, hein ?

— Oui, fait Jim. C’est une belle image.

Ils discutent encore un peu du livre. Puis une infirmière vient chasser Jim – les heures de visite sont passées depuis un moment.

— La prison est fermée, mon garçon. Reviens quand tu pourras.

— Je le ferai, Tom. Bientôt.

O.K. C’est un arrêt, une étape. C’est quelque chose qui va faire partie de sa nouvelle vie. Tous ses geignements à propos de la mort de la communauté, alors que la matière en gît tout autour de lui, disponible à tout moment de son choix pour qu’il y injecte l’indispensable travail… Ah, enfin.

O.K. Et après ? Jim rentre à la trace, agité, se remet à faire les cent pas. Il essaie d’appeler Hana, n’obtient aucune réponse. Et pas de répondeur. Merde, elle doit bien être quelque part !

Que faire ? Pas question de dormir, c’est le début de la soirée et une fois de plus c’est pas une nuit à ça, il le sait. Il a la tête trop remplie. Insomniaque chronique, il sait qu’il n’a aucune chance.

Il s’immobilise près de son bureau. Tout est en place, bien propre, les pages déchirées et rescotchées de ce qui concerne le C. d’O. sur le dessus, dans un coin. Il s’en empare, commence à les feuilleter.

A mesure qu’il avance, les mots réels s’effacent sur la page, et ce n’est plus le passé du C. d’O. qu’il voit, mais les dernières semaines. Son propre passé. Chaque pénible palier de son trajet jusqu’ici. Puis il relit, et l’angoisse de sa propre existence transpire dans les phrases, envahit la brève et déprimante histoire d’exploitations et de pertes du comté. Les rêves sont brisés, déjà, ici.

O.K. Il est poète, écrivain. Alors il doit écrire. Il s’assied, prend une feuille de papier, un stylo-bille.

Il y a une période de l’histoire du C. d’O. dont il a évité de parler, il ne s’en était jamais aperçu et commence par se dire qu’il s’agit d’une simple coïncidence ; puis, quand il y réfléchit, il lui apparaît que c’était plus que ça. En fait, c’est le moment central, le point charnière de l’histoire, le moment où tout a basculé pour de bon. Il a eu peur de l’écrire.

Il mâchouille le bout du stylo jusqu’à le réduire en esquilles de plastique. Le pose sur la feuille et écrit. Le temps passe.

82

Ceci est le chapitre que je n’ai pas été capable d’écrire.

Durant les années 1950 et I960, on abattit les orangeraies à raison de plusieurs hectares par jour. Les propriétaires et leurs arbres avaient essuyé nombre de plaies diverses au cours des années précédentes – la cloque cotonneuse, la cloque noire, la cloque rouille, le « vieillissement prématuré » – mais n’avaient jamais essuyé ce type de revers auparavant, et cette fois le déclin fut plus rapide que jamais. En ces années-là, on ne récoltait plus les fruits, mais les arbres.

Voilà comment ils s’y prenaient.

Des équipes d’hommes arrivaient avec des camions et du matériel. Ils commençaient par abattre les arbres à la tronçonneuse. C’était la partie simple du boulot, l’affaire d’une minute. De trente secondes, de fait. Une simple entaille de haut en bas, retrait de la tronçonneuse, une entaille de haut en bas.

Les arbres tombent.

On jette des chaînes et des cordes sur les branches sectionnées, et des treuils électriques les halent jusqu’à de grosses bennes. Des hommes munis de tronçonneuses plus petites débitent les arbres coupés en morceaux, et ces morceaux sont jetés dans une broyeuse automatique qui bourdonne constamment, stridule et criaille quand on y introduit des branches. Des copeaux, c’est tout ce qu’il en ressort.

Il y a des feuilles et des oranges éclatées sur le sol ravagé. Il flotte dans l’air une odeur piquante, un partum d’agrumes poussiéreux ; la poussière incorporée à l’écorce des arbres a été dispersée dans le ciel.

Pour les souches, c’est plus dur. On achemine un tractopelle jusqu’à la souche. Le sol alentour est labouré, retourné, ameubli. On arrime des chaînes autour du tronc, juste à ras de terre, voire plus bas, autour de la plus grosse racine apparente. Puis l’engin recule, fait une embardée. Les vitesses craquent, le moteur diesel grogne et gronde, le pot d’échappement vertical crache une fumée noire vers le ciel. Par à-coups, la souche s’extirpe du sol. Les racines ne forment pas un réseau très important, et ne s’enfoncent pas très profond. Néanmoins, une fois l’intégralité de la chose arrachée et hissée jusque dans une des bennes toutes prêtes, il reste derrière un énorme cratère.