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Les eucalyptus posent de plus gros problèmes. Abattre les arbres reste relativement facile ; plusieurs coups de gigantesque tronçonneuse, et des cordes attachées à l’arbre pour le faire tomber dans la direction souhaitée. Mais il faut ensuite débiter le tronc en gros billots, à la façon des bûcherons, et les énormes billes sont soulevées par des bulldozers et des petites grues puis déposées à l’arrière de camions en attente. Et les souches sont plus ennuyeuses ; il faut sectionner les racines, creuser un peu, avant que les tracteurs puissent arriver à les arracher. Les eucalyptus ont été plantés si près les uns des autres que leurs racines se sont enchevêtrées, et il est plus sûr de commencer par n’en couper qu’un sur trois avant de s’attaquer à ceux qui restent. L’odeur âcre de l’eucalyptus tend à couvrir le parfum piquant des orangers. Leur sève poisseuse encrasse les chaînes des tronçonneuses. C’est un rude boulot.

De l’autre côté du verger, là où les arbres ont déjà disparu, et où les cratères ont déjà été comblés au bulldozer, les géomètres ont planté des piquets enrubannés de banderoles de plastique rouge. Ceux-ci servent de repères aux hommes des bétonneuses, ces gros camions dont le chargement grogne en tournant sur lui-même à l’intérieur des cuves. Ils vont couler les fondations des lotissements avant même l’arrachage des derniers arbres.

C’est maintenant la fin d’une courte journée de novembre. Début des années 1960. Le soleil est bas, et l’ombre des eucalyptus restant sur la lisière ouest – un sur trois – tombe sur les vestiges du verger. Il ne reste plus rien que des trous, aujourd’hui ; des trous, et des amoncellements de bois à côté des bennes. Les tractopelles, tracteurs et bulldozers sont tous immobiles en une file jaune, paisibles comme des dinosaures. Des voitures passent. Les hommes qui ont fini leur journée de travail se sont rassemblés auprès du camion-cantine, ouvert sur un côté, et présentant un étal de dîners à emporter, burritos et sandwiches triangulaires sous cellophane. Certains ont sorti des canettes de bière de leurs camionnettes, et les clac cloc pschh des bouteilles qui s’ouvrent accompagnent leurs tranquilles discussions. Des voitures passent. Le lointain bourdonnement de la Newport Freeway les submerge, apporté par les vents. Des feuilles d’eucalyptus tombent des arbres encore debout.

Plus loin, dans les excavations, loin des hommes du camion-cantine, des gamins jouent. De jeunes garçons, qui utilisent les cratères comme des gourbis pour jouer à un quelconque jeu de guerre tout simple. Les cratères sont tout neufs, c’est super-excitant, on voit à quoi ressemblent les racines, un truc qui a toujours intrigué les gosses. Des voitures passent. Les ombres s’allongent. Un des gosses s’éloigne, tout seul. Les rails sur la terre labourée guident son regard vers l’une des bétonnières, qui émet encore son grondement de gadoue. Il s’assied pour la regarder, bouche bée. Des voitures passent. Les autres garçons se lassent de leur jeu et vont dîner, chacun chez soi. Les hommes autour des camions finissent leur repas et leurs histoires, et remontent dans leurs pick-up Tonk-Tonk, et s’éloignent. Deux contremaîtres parcourent l’étendue boueuse, établissant le plan de travail du lendemain. Ils s’arrêtent près d’une pile de bois à côté de la broyeuse. Tout est calme, on entend l’autoroute dans le lointain. Un garçon solitaire est assis au bord d’un trou et regarde au loin. Des voitures passent. Des feuilles d’eucalyptus tombent en virevoltant vers le sol. Le soleil disparaît. La journée est finie, et les ombres s’étendent sur notre territoire désert.

83

Quand Jim a fini, il tape un exemplaire au propre sur l’ordinateur. L’imprime. Il l’adjoint aux pages déjà sorties. Non, ces minables copies-papier ne vont pas coller. Il retape le tout sur l’ordinateur, regonflant tout ça, le révisant. Puis il sort une nouvelle copie complète. Et voilà. Le Comté d’Orange. Il n’a jamais été très doué pour les titres. On va appeler ça Cartes déchirées, pourquoi pas ?

La nuit est bien entamée. Jim se lève, raide, clopine pour aller voir dehors. 4 heures du matin ; les autoroutes à leur moment le plus calme. Au bout d’un moment, il rentre et prend les pages fraîchement imprimées entre ses mains. Ce n’est pas un gros livre, pas un grand livre ; mais c’est le sien. Le sien, et celui du pays. Et des gens qui ont vécu ici à travers les années ; c’est le leur aussi, d’une certaine manière. Ils ont tous œuvré de leur mieux pour faire de cet endroit un foyer – ceux d’entre eux qui ne s’activaient pas de leur mieux pour le morceler et le vendre, du moins. Et même eux… Jim s’esclaffe. Manifestement, il n’arrivera jamais à dissiper son ambivalence à l’égard de sa terre natale, et des générations qui l’ont faite. Impossible de séparer le bien du mal, l’héroïsme de l’indignité.

O.K. Et maintenant, quoi ? Etourdi, Jim dérive de nouveau à travers son appart, les pages serrées dans une main. Qu’est-ce qu’il devrait faire ? Il n’est pas sûr. C’est affreux de voir ses habitudes bousculées, de devoir repartir de zéro dans sa vie : il faut tout réinventer minute après minute, et c’est dur !

Il mange quelques chips, range la cuisine. Il s’assied à sa petite table de cuisine en formica ; et, quelques instants, la tête sur ses feuilles, somnole.

Alors qu’il dort, recroquevillé sur la table dans une position inconfortable, il rêve. Il y a une autoroute suspendue sur la falaise en bordure de mer, et dans les voitures qui tracent lentement sur les rails se trouvent tous ses amis et membres de sa famille. Ils possèdent une carte du Comté d’Orange, et ils la mettent en pièces. Son père, Hana, Tom, Tashi, Abe, sa mère, Sandy et Angela… Jim, sur la plage, plus bas, leur crie d’arrêter de déchirer la carte ; personne ne l’entend. Et les lambeaux de carte sont des pièces de puzzle, grandes comme des pizzas familiales, dans des couleurs pastel, et toute sa famille balance les pièces en l’air comme si c’étaient des frisbees, et elles tournoient avant de perdre de la vitesse et de tomber sur une plage aussi vaste que le monde. Et Jim court pour les ramasser, tâche difficile, sur le sable mou, qui scintille de gemmes ; et il se retrouve sur la plage, à essayer de reconstituer le grand puzzle avant que la marée remonte…

Il s’éveille.

Il se lève ; il a une idée. Il va prendre la piste de la Santiago Freeway jusqu’à Modjeska Canyon et à la maison de Hana, avec ses pages, et il va s’asseoir sous les eucalyptus en face de son garage et attendre qu’elle sorte ou qu’elle rentre chez elle. Et après il lui fera lire les pages, lui fera voir… quoi que ce soit qu’elle y voie. Son idée s’arrête là. C’est son idée.

Il se rend dans la salle de bains, se passe un rapide coup de brosse sur les dents et les cheveux, pisse, va prendre sa voiture. Il fait encore nuit ! 4 h 30 du mat, oh, d’accord. Pas d’instant meilleur que l’instant présent. Et il monte dans sa voiture et trace vers l’autoroute, enclenchant dans sa hâte le mauvais programme et s’engageant dans la mauvaise direction. Il lui faut un moment faire demi-tour. L’autoroute est presque vide : rails qui luisent sous la lune, light-show à son minimum absolu, fraîcheur de l’air qui vrombit. Il quitte l’autoroute pour Chapman Avenue, descend la rue déserte au milieu des feux orange clignotants, passe devant les parkings et les centres commerciaux plongés dans l’obscurité et le Fluffy Donuts éteint qui se dresse sur les ruines de l’école primaire d’El Mo-dena, passe devant l’église quaker et s’engage dans les sombres montagnes. Puis prend la Santiago Freeway, sous les lampadaires à vapeur de mercure bleu, le béton blanc-bleu défilant sous lui, les flancs noirs des collines ponctués de lampes pareilles à des étoiles, une odeur de sauge imprégnant l’air qui s’infiltre par la vitre. Et il parvient à la sortie de Hana et emprunte la bretelle de dégagement, longue courbe de ciment, descend et descend et embrasse les collines, effleure la terre. Il sera arrivé d’une minute à l’autre.