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— Des somnambules.

— Oui. (Arthur désigne un groupe assommé au point d’être pratiquement incapable de marcher.) Des somnambules, exactement. Comment peut-on toucher des gens comme ça ? J’ai publié une feuille d’information pendant un moment.

— Je sais. Je l’aimais bien.

— Oui, mais tu lis. Tu fais partie d’une toute petite minorité. Surtout dans le C. d’O. Alors j’ai décidé de passer à un média qui me permette d’atteindre plus de gens. Nous fabriquons des vidéos qui marchent vraiment bien, parce que ce sont des comédies sexuelles pour la plupart. Le matériel d’imprimerie a été converti en équipement de confection d’affiches.

— J’ai vu celles sur l’Indonésie que Sandy a dans son bureau. Elles sont belles.

Arthur fait un geste de la main, agacé.

— Là n’est pas la question. Vous, les intellos de choc, vous êtes tous les mêmes. Pour vous, tout est affaire d’esthétique. Je ne pense pas que vous croyiez en quoi que ce soit. Il n’y a que le tape-à-l’œil.

Sans répondre, Jim entre dans le McDonald’s, met une affiche sur le menu. D’un côté, il a un peu l’impression de se faire marcher sur les pieds – ce n’est pas très juste de l’attaquer alors qu’il est là à risquer la prison pour coller ces stupides affiches, non ? En même temps, il y a une part de lui qui sent qu’Arthur a sans doute raison. C’est vrai, non ? Jim méprise les forces gouvernementales américaines depuis qu’il a conscience de leur existence ; mais il n’a jamais rien fait, que se plaindre. Tous ses efforts ont tendu vers la création d’une vie esthétique, une vie centrée sur le passé. Le roi des intellos de choc. Oui, Arthur a mis le doigt sur quelque chose.

Quand ils se retrouvent à l’endroit convenu, devant le Diable-à-Ressort, où Arthur était à l’œuvre, Jim demande :

— Alors pourquoi tu fais tout ça, Arthur ?

— Enfin, regarde un peu tout ça ! explose Jim. Regarde ces somnambules qui errent comme des zombies dans je ne sais quel coffre à jouets style L-5… Je veux dire, c’est notre pays ! C’est ça, d’un océan resplendissant à un autre océan resplendissant, une sorte de morgue des cerveaux ! Alors que le reste du monde est une véritable morgue ! Le monde est en train de s’effondrer et nous nous consacrons à fabriquer des armes pour pouvoir en contrôler une part plus importante !

— Je sais.

— Exact, tu sais ! Alors pourquoi est-ce que tu poses la question ?

— Eh bien, ce que je suppose que je voulais demander, c’est si tu crois vraiment que ce genre de choses… (il balance son sac d’affiches)… changera quoi que ce soit ?

Arthur hausse les épaules, fait la grimace.

— Comment veux-tu que je le sache ? J’ai le sentiment que je dois faire quelque chose. Peut-être que ça n’aide que moi. Mais il faut faire quelque chose. Enfin merde, qu’est-ce que tu fais ? Tu tapes sur une machine à abattement de texte pour une agence immobilière, tu enseignes la techno-prose à des technocrates. Ce n’est pas vrai ?

Presque contre sa volonté, Jim hoche la tête. C’est vrai.

— Tu te fous complètement de tes boulots. Alors tu pars à la dérive, le super-intellectuel qui se demande qu’est-ce que tout ça veut dire. (La grimace s’accentue.) Tu ne crois vraiment en rien ?

— Si.

Faible témoignage de défi. En fait, il a toujours pensé qu’il devrait s’impliquer davantage dans la politique. Cela serait plus cohérent avec sa haine des guerres livrées, des armes fabriquées (le métier de son père, oui !) – de la façon dont vont les choses.

— Je t’ai entendu parler du C. d’O. de l’ancien temps, de comment c’était, dit Arthur.

Ils avisent un flic du mail et se plantent devant les résultats du tirage du keno dans la vitrine du Las Vegas, chiffres verts enchâssés dans le verre. Quand le flic est passé, Arthur recouvre les chiffres avec un autre soldat mort.

— Certaines des choses que tu dis sont importantes. La tentative de mener des existences collectives là-bas dehors. Anaheim, Fountain Valley, Lancaster – c’est important de se rappeler ça, même si ce sont des tentatives qui ont échoué. Mais la majeure partie de cette utopie fruitière est de la connerie. Ça a toujours été l’agro-business en Californie, les concessions terriennes espagnoles ont été regroupées par convoitise en des domaines si grands qu’ils constituaient le site idéal pour l’agriculture industrielle, dont ça a pratiquement été le début. Dans ces vergers que tu regrettes, la cueillette était faite par des saisonniers qui travaillaient comme des chiens, et qui vivaient comme à la pire époque du Moyen Age.

— J’ai jamais dit le contraire, proteste Jim. Je sais tout ça.

— Alors à quoi rime cette nostalgie ? demande Arthur avec exigence. Est-ce que tu n’es pas simplement en train de regretter de ne pas avoir été l’un de ces propriétaires terriens privilégiés, dans le bon vieux temps ? Merde, à t’entendre, on dirait je-ne-sais-quel Russe blanc à Paris !

— Non, non, dit Jim d’une voix faible. (Ils tapissent d’affiches les portes et les murs de toilettes, s’approchent de la May Company à l’extrémité sud du mail.) Il y a eu quelques tentatives sérieuses de création de coopératives agricoles communautaires, ici. Pas mal d’entre elles concernaient les orangeraies. Il faut se rappeler ça, sinon, leurs efforts auront été vains !

— Leurs efforts ont été vains. (Arthur placarde une affiche.) Nous ferions mieux de nous tirer d’ici, il y a de fortes chances pour que les flics aient vu quelques exemplaires de ceci, maintenant. (II enfonce un doigt raidi dans le bras de Jim.) Leurs efforts ont été vains parce que personne n’a suivi leur exemple. Même ce genre de chose est dérisoire, c’est prêcher pour des sourds, faire des grimaces à des aveugles. Ce qu’il faut, c’est quelque chose de plus actif, un genre de vraie résistance. Tu comprends ?

— Euh, oui, je comprends.

Même si, en fait, Jim n’est pas très sûr de ce qu’Arthur veut dire. Mais il est convaincu qu’Arthur a raison, quoi qu’il veuille dire. Jim est un individu influençable, ses amis n’arrêtent pas de le convaincre d’un tas de choses. Et les arguments d’Arthur ont une force particulière pour lui, parce qu’ils expriment ce que Jim a toujours senti qu’il devrait croire. Il sait mieux que quiconque qu’il manque quelque chose d’essentiel à sa vie, il désire un but plus vaste d’un genre ou d’un autre. Et il adorerait rendre les coups à la culture de masse dans laquelle il se trouve être ; il sait que ça n’a pas toujours été comme ça.

— Alors tu veux dire que tu fais quelque chose de plus actif ? demande-t-il.

Arthur lui jette un coup d’œil mystérieux.

— C’est exact. Moi, et les gens avec lesquels je travaille.

— Enfin merde ! s’écrie Jim, irrité par les fins de non-recevoir d’Arthur, sa cachottière vertu. Je veux résister, mais qu’est-ce que je peux faire ? Je veux dire, ça pourrait m’intéresser de t’aider, mais qu’est-ce que je peux en dire si tu te contentes de pérorer ! Qu’est-ce que tu fais ?

Arthur joue de la prunelle, le regarde fixement, longuement.

— Nous sabotons des usines d’armement.

8

Des carcasses de baleines gisent éparses dans les collines.

Pendant des millions d’années, cela a été un océan peu profond. Des créatures aquatiques vivaient au sein de forêts d’algues et, lorsque créatures et forêts moururent, leurs corps se déposèrent sur les fonds et se muèrent en boue, puis en pierre. Nous nous tenons dessus.