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— Bien.

Sandy fait irruption de derrière un coin de mur.

— Abraham, tu as l’air crevé, tu sors juste du boulot, hein ?

Le grand sourire à la Sandy, un compte-gouttes fait son apparition entre ses doigts et c’est la tête qui se renverse, les paupières qu’on tient ouvertes, une goutte une goutte une goutte. Abe le repropose à Sandy.

— Liquide-le, il y en a encore.

Une goutte, une goutte, une goutte, sa moelle épinière tressaute soudain pour protester contre de puissantes et excessives montées d’électricité, et il s’égare dans la pièce voisine, on danse là-dedans et il sent de fortes secousses d’énergie remonter le long de sa colonne vertébrale et diffuser au bout de ses doigts, il danse dur, saute au plafond, maintenant il se sent bien. Il renverse la tête en arrière. « Aouh, Aouh ! Aooouh ! » C’est l’heure des coyotes chez Sandy, clou traditionnel de la soirée, tout le monde hurle pour lui répondre et se défoule, on doit les entendre jusqu’à Huntington Beach. Super.

Se sentant beaucoup mieux, il sort sur le balcon. Toujours aucune trace de Tash, bien que le balcon soit son lieu de prédilection ; Tash ne va jamais à l’intérieur s’il peut l’éviter. Va jusqu’à vivre sur un toit, dans une tente. Abe adore ça ; Tash, son ami le plus intime, évoque une froide gifle salée venue du Pacifique.

À la place, il rencontre Jim. Jim est un bon ami aussi, pas de doute là-dessus. Mais quelquefois… Jim est tellement sérieux, tellement détaché de ce monde ; il faut que Abe soit dans l’état d’esprit adéquat pour vraiment apprécier le côté « hautement significatif » de Jim. Ou quoi que ça puisse être. Pas maintenant.

— Hé salut, frère, fait Abe. Comment ça va-t’y ?

Salement entamé, il est.

— Bien. Eh, t’as travaillé aujourd’hui, hein ? Comment ça s’est passé ?

Ah, Jimbo. Juste ce dont il n’a pas envie de parler. « Bien. » Jim s’intéresse, et c’est gentil, mais Abe a envie d’un peu de distraction, là, de préférence Tash ou l’une de ses jeunes amies… Un brin de causette et il est parti.

Toujours pas de Tash sur le balcon. À sa grande surprise, il se heurte à Lillian Keilbacher à la place.

— Salut, Lillian ! Je ne savais pas que tu connaissais Sandy !

— Je ne le connaissais pas, jusqu’à ce soir.

Elle semble enthousiasmée d’avoir été présentée, ce qui est drôle, vu que Sandy connaît tout le monde.

Lillian peut avoir dans les dix-huit ans, une gosse mignonne au visage frais, blonde et bronzée, qui manifeste un intérêt vif et candide pour les choses… Sa mère et la mère de Jim et la mère de Abe sont des fidèles de la minuscule église qu’ils fréquentaient tous lorsqu’ils étaient enfants ; les mères y vont toujours, Abe et Jim ont fait défection comme le reste de la civilisation, Lillian… peut-être dans la zone intermédiaire, qui sait. « Merde, se dit Abe, qui culpabilise, elle ne devrait pas assister à une fête comme celle-ci ! » Mais ça le fait presque rire. Qui est-il, n’importe comment ? Il réalise qu’il tient le compte-gouttes pratiquement caché, et se dit qu’il l’insulte sans doute en se montrant condescendant vis-à-vis de sa jeunesse. D’ailleurs, on se dessale dès la seconde, maintenant. Il le lui offre.

— Non, merci, dit-elle, ça me donne juste des étourdissements.

Il rit.

— Tant mieux pour toi.

Il s’en cille une goutte, rit de nouveau.

— Merde, qu’est-ce que tu fais là ? La dernière fois que je t’ai vue, tu avais dans les treize ans, non ?

— Probablement. Mais ça ne dure pas, tu sais.

Il fond.

— Non, je suppose que non.

— Je sais probablement plus de choses que tu ne le crois.

Invite parfaitement transparente dans ses yeux alors qu’elle se glisse vers lui, si petite fille qu’il se demande s’il s’agit vraiment d’une invite sophistiquée habilement travestie. Il rit et s’aperçoit qu’elle est vexée, démenti immédiat et repli sur elle-même comme quand on touche une anémone de mer, ah, manifestement elle en sait juste aussi peu qu’il le supposait, et peut-être moins. Une gamine, vraiment.

— Tu ne devrais pas être là, dit-il.

— Ne t’en fais pas pour moi. (Elle renifle d’un air dédaigneux.) Nous partons bientôt pour aller passer la soirée chez ma copine Marsha, de toute façon.

Seigneur !

— Bien, bien. Comment vont tes parents ?

— Impeccable, vraiment.

— Dis-leur bonjour de ma part.

Lillian acquiesce et, avec un dernier sourire engageant par-dessus l’épaule, s’en va avec ses copains. Abe se rappelle l’invite de la gamine et craque. Peut-être avait-elle en tête d’embrasser cette vieille connaissance distinguée, un homme plus âgé, sans déconner. Une brave gosse, vraiment ; l’appartement de Sandy n’est certainement pas ce qu’il lui faut, et il est content de la voir glousser sur le pas de la porte en compagnie de ses jeunes amis, la courageuse exploration de l’antre du péché terminée.

Il est encore plus content une demi-heure plus tard quand on tire Tash du jacuzzi, dégoulinant d’eau, nu et complètement cillé. Des jeunes femmes qui rient sottement, des amies d’Angela que Sandy appelle les Garces de Tustin, manœuvrent Tashi jusque sur le substitut de planche de surf et le pressent de chevaucher quelques vagues vidéo à leur intention, ce qu’il fait avec une impeccable grâce de défoncé, ignorant tout sauf la vague vidéo, un splendide rouleau de six mètres de haut qui s’étire au loin vers l’éternité. « Waow ! » fait Tash depuis un point lointain à l’intérieur de son petit univers cylindrique personnel. Erica, l’amie de Tash, observe celui-ci d’un air de franche désapprobation ; Abe se moque d’elle.

Jim dit :

— Hé, avec les bras étendus comme ça, il ressemble tout à fait à la statue de Poséidon au musée d’Athènes, attendez voir une seconde.

Il se rend à la console vidéo et se met à taper sur le clavier de l’ordinateur, et soudain la vague cède la place à l’image immobile d’une statue : un grand barbu en bronze noirci, bras dressés pour lancer un javelot, des cavités vides dans le métal en guise d’yeux. Tash lève le regard, prend instantanément la pose, et ça casse la baraque.

— C’est vraiment tout à fait lui, fait quelqu’un.

Jim, hilare, dit :

— Même les yeux sont pareils !

Tash feint un grondement de colère, mais garde la pose.

Abe s’esclaffe assez fort pour attirer l’attention de deux des Garces de Tustin. Mary et Inès viennent le rejoindre sur le canapé ; elles appartiennent au petit fan-club de Abe, et leurs corps souples se pressent chaleureusement contre lui, leurs doigts se mêlent dans ses boucles noires. Ah oui, les délices de la liberté du célibataire…

Il est en train de passer un bras autour d’Ines lorsque quelque chose – la souplesse d’une tendre chair ? – fait que l’image de la blessée revient le frapper. Retirée des décombres, pliée, rafistolée, attachée, ensanglantée… Bordel. La tension lui noue l’estomac et il étreint violemment Inès, les paupières serrées ; son visage se crispe pour revenir à un masque de normalité.

— Où est passé le compte-gouttes que j’avais tout à l’heure ?

10

Dennis McPherson entre dans son bureau un matin, simple saut pour passer prendre le courrier avant de foncer à White Sands, Nouveau-Mexique, pour superviser un essai du V.P.D., désormais baptisé Abeille-Tempête. Il trouve une note lui enjoignant de monter voir Lemon.

Son pouls s’accélère à mesure que l’ascenseur s’élève. Il ne s’est passé qu’une semaine depuis que Lemon a piqué une de ses crises, martelant son bureau et devenant tout rouge et hurlant en s’adressant directement à McPherson.