— Vous faites votre boulot trop lentement ! Vous êtes un putain de pinailleur de perfectionniste, et je ne le tolérerai pas ! Je ne veux pas de traînards dans mon équipe ! Il s’agit d’une guerre comme toutes les autres ! On passe à l’offensive quand l’occasion se présente, et on y va jusqu’au bout ! Je voulais voir cette proposition pour Abeille-Tempête hier !
Et ainsi de suite. Lemon aime faire sauter les verrous de temps à autre, tous ceux qui travaillent pour lui sont d’accord là-dessus. Ce n’est pas pour ça que McPherson apprécie davantage la chose. Lemon n’est plus ingénieur depuis si longtemps que des petits problèmes comme le poids ou le voltage ou la fiabilité exécutive ne signifient plus rien pour lui. Ce sont là des choses dont il laisse aux autres le soin de s’occuper. En ce qui le concerne, c’est rentabilité, calendriers, élan de l’équipe, look de celle-ci. C’est l’intrépide dirigeant de l’équipe, le petit Führer de son petit Reich en conserve. Si le projet était le mouvement perpétuel, il continuerait de beugler à propos de délais, de prix de revient, de relations publiques…
Ce matin, c’est de nouveau le charme en personne, qui fait entrer McPherson, l’appelle « Mac », s’assied avec désinvolture sur le bord de son bureau. Ne réalise-t-il pas que le numéro de charme ne veut rien dire quand il est associé aux crises de colère ? Pire encore – le fait d’avoir deux visages fait de lui un obséquieux hypocrite, un maniaco-dépressif, un acteur. Les choses seraient plus faciles à avaler s’il se contentait en permanence du rôle du tyran tonitruant, vraiment ça serait plus facile.
— Alors, comment ça se passe avec Abeille-Tempête, Mac ?
— Nous avons fabriqué un prototype de nacelle qui correspond aux spécifications de Feldkirk. Les essais en labo se sont très bien passés et nous avons prévu de le tester sur l’un des V.P.D. de Northtrop cet après-midi à White Sands. Si ça se passe bien, nous aurons le choix entre le soumettre à quelques tests d’enveloppe ou le donner à l’Air Force et les laisser s’en charger.
— Nous le donnerons à l’Air Force. Le plus tôt sera le mieux. (Bien sûr.) Ils le testeront, de toute façon.
C’est vrai, mais il serait beaucoup plus sûr pour la L.S.R. de voir s’il y a des problèmes de fonctionnement avant de laisser l’Air Force jeter un œil dessus. McPherson ne le dit pas, et pourtant il le devrait. Cette façon de le dégager de ses responsabilités vis-à-vis du programme l’irrite, mais il est las des crises de colère.
Lemon continue comme si c’était une affaire réglée.
C’est le problème avec les projets super-noirs ; l’entrepreneur a tendance à faire moins d’essais qu’il ne pourrait se le permettre dans le cas d’une compétition autour d’un programme blanc. Et il n’y a pourtant aucune raison à cela : ils n’ont pas de date limite. Feldkirk a juste dit qu’ils devaient retourner le voir le plus tôt possible. La précipitation n’est donc due qu’à une obsession de Lemon ; il amoindrit la force de leur proposition avec sa conviction complètement irrationnelle qu’il leur faut se hâter.
— Nous faisons aussi vite que possible, se permet de dire McPherson.
C’est risquer une nouvelle explosion de colère, mais tant pis.
— Oh, je sais bien que c’est le cas, je le sais.
Une lueur dangereuse apparaît dans l’œil de Lemon, il s’apprête à enfoncer le clou et à rappeler comment il se fait qu’il le sait – parce que c’est lui le patron, ici, c’est lui le responsable, il sait tout. Mais McPherson reste de marbre pendant l’orage, s’en sort indemne. Lemon débite encore quelques-uns de ses encouragements de Führer, puis déclare :
— Bon, partez pour White Sands, avec une très bonne imitation de sourire, que McPherson n’essaie pas de lui retourner.
Il trace jusqu’à San Clemente puis prend le train à très grande vitesse jusqu’à El Paso. Propulsé comme une balle dans un pistolet électromagnétique.
Les deux mois passés à préparer cet essai ont été durs. Chaque jour de la semaine, il est passé à son bureau dès 6 heures du matin, a rédigé une liste des activités de la journée comportant parfois quarante points et s’y est tenu jusqu’en début de soirée, et même plus tard que ça. D’abord, il a dû s’occuper de tous les aspects relatifs à la conception du système Abeille-Tempête : discuter avec les ingénieurs et les programmeurs, faire des suggestions, donner des ordres, coordonner leurs efforts, prendre des décisions…
A ce stade, c’est un bon boulot, on relève les défis techniques et on résout les difficultés qu’ils présentent. Et son équipe de concepteurs forme un bon groupe, plein de ressources, dur à l’ouvrage, astucieux ; il doit jouer de la baguette pour canaliser les efforts de cette bande disparate, et c’est intéressant.
Puis ils sont passés à la phase de production et d’essai des composants, et à chercher les bugs de la programmation. Ça a été frustrant, comme toujours ; apporter une quelconque contribution sur les points de détail à ce stade dépassait ses compétences techniques et il devait se contenter d’orchestrer les essais et de veiller à ce que tout le monde y travaille. Ça évoque un peu trop le rôle de Lemon, même s’il est hors de question qu’il le remplisse jamais en adoptant le même style.
Est ensuite venu le moment de tester les gros composants. Et maintenant, le moment de tester pour la première fois le système entier.
Le train arrive à destination en moins d’une heure et, depuis la gare d’El Paso, l’hélicoptère de la L.S.R. le lofte jusqu’au champ de tir de missiles de White Sands, le terrain d’essais qu’un consortium de compagnies d’armement loue au gouvernement.
En sortant de l’hélicoptère, McPherson cherche dans la poche de son veston les lunettes de soleil qu’il a apportées. Il est vraiment troublant de voir combien le sable est blanc dans cette région : étrange particularité géologique, en vérité. Mais personne ne visite le petit parc national qui jouxte le terrain d’essais, à vrai dire.
McPherson est véhiculé jusqu’au building de la L.S.R. sur le champ de tir, et plusieurs des ingénieurs présents le saluent.
— Il est prêt à partir, dit Will Hamilton, le chef des essais sur le terrain. Nous avons le feu vert de décollage pour midi une, et le V.P.D. est ravitaillé et préparé.
— Magnifique, dit McPherson, qui regarde sa montre. Ça fait dans une demi-heure ?
— Exact.
Ils prennent du café et des croissants au bar, puis montent six étages en ascenseur jusqu’à la terrasse d’observation sur le toit. Des caméras et des ordinateurs enregistreront l’essai sous toutes les coutures, mais tout le monde continue de vouloir voir la chose se dérouler réellement. Ils se tiennent à présent sur une vaste plate-forme de béton, les yeux tournés vers les vagues que sont les dunes d’un blanc immaculé, qui s’étendent d’un horizon à l’autre comme un océan que l’on aurait gelé et dont l’on aurait ensuite tout extrait à l’exception du sel pur. Singulier paysage ! McPherson en apprécie immensément la vue.
Au nord se trouvent les pistes que se partagent toutes les compagnies, et qui se croisent les unes les autres en dessinant comme un X et un H superposés, leur béton maculé paraissant minable au milieu de la pureté environnante. Des enclos appartenant à Aerodyne, Hughes, la S.D.R., Lockheed, Williams, Ford Aerospace, Raytheon, Parnel et la R.W.D. sont éparpillés parmi les dunes, comme des cubes lâchés par un gigantesque enfant. Il y a un grand panache de fumée loin à l’est, qui ondule jusqu’à un kilomètre environ d’altitude dans le ciel ; les essais de quelqu’un ont réussi – ou échoué, car le panache a un côté huileux qui suggère un échec.