— La R.W.D. essayait le nouveau système de guidage en rase-mottes pour bombardiers.
Hamilton informe McPherson.
— Ils disent qu’il n’a pas vu une petite colline par là-bas.
— Quel dommage.
— Le pilote a été éjecté automatiquement une seconde à peine avant l’impact, et il s’en est tiré. Juste les jambes et les côtes cassées.
— Ça c’est bien.
— Les V.P.D., voilà l’avenir, ça ne fait aucun doute. Tout se déplace trop vite pour qu’un pilote serve à quelque chose ! Ils ne font que courir des risques en allant là-haut, et ça revient dix fois plus cher de fabriquer un avion capable de les accueillir, alors même qu’ils ne sont plus en mesure de faire quoi que ce soit.
McPherson lui jette un coup d’œil.
— Pour autant que les systèmes automatiques fonctionnent.
Hamilton rit.
— Comme les nôtres, vous voulez dire. Eh bien, nous allons voir ça d’ici peu, maintenant. (Il fait un geste vers l’ouest.) Les tanks qui servent de cibles sont là-bas, sur l’horizon. Nous avons suivi vos instructions, et ils sont donc équipés des systèmes de D.C.A. soviétiques Badger, et entourés de lanceurs de missiles sol-air Armadillo. Avec ça, l’avion ne part pas gagnant d’avance.
McPherson hoche la tête. Les six tanks à l’ouest sur la ligne d’horizon, téléguidés eux aussi, évoquent de petites grenouilles sombres qui avancent lourdement en diagonale vers le sud, soulevant de vaporeux nuages de sable.
— C’est un test honnête.
Ils attendent, et pour passer le temps bavardent encore à propos de l’essai, disant des choses qu’ils savent déjà tous les deux. Mais pas de problème. Chacun devient un peu nerveux quand arrive le moment de vérifier si ses efforts ont servi à quelque chose. Les nombres se traduiront-ils avec succès en réalités ? Parler rassure.
L’intercom de la terrasse crachote et on les met en contact avec le contrôleur aérien qui s’occupe des pistes. Un hangar s’ouvre au nord de la piste d’envol ; en sort en roulant un long jet noir au fuselage étroit.
Sous le fuselage se trouvent deux nacelles.
Elles sont aussi grosses que le fuselage lui-même : l’une noire, l’autre blanche.
Des senseurs. On peut fermer les yeux, ça n’a pas d’importance.
Sous chaque aile en delta, flanquant les turbines : des rangées de petits missiles empennés.
L’avant du fuselage se termine en une longue pointe, pareille à celle d’un narval.
L’arrière se déploie en deux stabilisateurs presque aussi grands que les ailes.
Sous le fuselage, un petit réacteur cylindrique.
Comprenez bien : ça ne ressemble plus à un avion.
Et ces feux de stop, qui clignotent dans les axones…
Somme toute, c’est un truc affreux, l’air aveugle comme une taupe et pas du tout aérodynamique. Il y a quelque chose de sinistre dans la manière dont il roule jusqu’au bout de la piste, tourne, met ses réacteurs en marche et file sur la piste avant de grimper vers le ciel bleu foncé. Qui pense encore boutique ? Hamilton sourit largement du spectacle, et McPherson sent que c’est aussi son cas. Vraiment, c’est un putain d’engin.
L’intercom a retransmis par le menu les instructions de décollage et autres données de ce genre ; maintenant, alors que le réacteur du V.P.D. entre en action et qu’il diminue jusqu’à se réduire à une tache enflammée dans le ciel, ils tendent l’oreille.
— Véhicule d’essais trois trois cinq se rapprochant maintenant des deux mille mètres. Programme d’essais trois trois cinq commençant à T moins dix secondes. Programme d’essais, début maintenant.
Dix des douze hommes présents sur la terrasse mettent en route les chronomètres de leurs montres-bracelets. Certains d’entre eux portent des jumelles autour du cou, mais ils n’auront pas l’occasion de s’en servir avant que l’attaque-test n’ait eu lieu ; il n’y a rien à voir dans le ciel, il est d’un bleu sombre, net, plus foncé que n’importe quel ciel visible dans le C. d’O. Rien dedans. McPherson s’aperçoit qu’il ne respire pas régulièrement et se concentre pour parvenir à un rythme constant. Balayer le ciel du regard, la zone où le V.P.D. a été vu pour la dernière fois, probablement pas celle où il va réapparaître, scruter encore… Il a la vue remarquablement perçante et, lorsqu’il cesse de focaliser son attention pour observer la totalité de l’étendue bleue au-dessus de lui, il remarque un minuscule défaut, loin au nord.
— Là-haut, dit-il rapidement, et il pointe l’index.
L’éclat de lumière se déplace dans les airs puis, trop vite pour qu’aucun d’entre eux puisse vraiment le suivre, l’objet décoche deux éclairs vers les boum dunes blanches en dessous et les tanks se transforment en fleurs de feu orange tandis que la chose se redresse et repart vers la stratosphère comme une fusée. Mach 7, vraiment trop rapide pour que l’œil suive : le passage a pris moins de trois secondes en tout. Les tanks sont des nuages de fumée noire, BoumBoum, B-B-B-B-Boooum ! Le son finit par les atteindre. Ciel bleu et vide, dunes blanches défigurées par six colonnes de flammes grasses, là-bas sur l’horizon. Tous les tanks envolés.
Ils criaient lorsque le bruit de l’explosion a éclaté. Maintenant ils se serrent la main et rient, parlent tous en même temps. Peu importe le nombre de séances d’essais dont ils ont déjà été témoins, l’extrême rapidité de cet engin et la fantastique puissance sonore et matérielle des explosions les impressionnent inévitablement. D’une part, c’est un choc physique, sensoriel, et de l’autre il est intellectuellement grisant de songer que leurs calculs, leur travail, peuvent aboutir à un déploiement aussi imposant. Hamilton arbore un grand sourire.
— Tous ces Badgers et Armadillos n’ont même pas eu le temps d’enregistrer l’intrusion, je parie ! Les données montreront jusqu’où ils sont allés.
— Et toutes les nacelles ont fonctionné, dit McPherson.
La vérification des fonctions de désignation et de pistage des cibles constituait le test essentiel. Tous ces trucs marchent ; ils ont rempli leur contrat. Le fait que le meilleur lance-missiles sol-air tactiques soviétique ne soit pas assez rapide pour stopper Abeille-Tempête est vraiment tout bénef, ça confirme que l’Air Force a vu juste dans ses demandes. Le principal, c’est qu’ils disposent d’un système qui fonctionne.
Ils passent les quelques heures suivantes à examiner les données issues des essais. Tout semble vraiment au poil. Ils font sauter le bouchon d’une bouteille de champagne et trinquent avec leurs gobelets en plastique avant que McPherson monte dans l’hélicoptère avec les données et reparte vers El Paso et le C. d’O.
Tandis qu’il file sur les aimants dans le calme à l’abri des bruits et des vibrations qu’offre le train à très grande vitesse, McPherson ne peut s’empêcher d’éprouver le sentiment fugitif du devoir accompli. Il dédaigne les listages sur ses genoux et examine le luxueux wagon. Les hommes d’affaires dans les grands fauteuils s’abritent derrière des exemplaires ouverts du Wall Street Journal. En l’absence de fenêtres, de vibrations et de bruit, on a peine à croire qu’ils se déplacent à Mach 2. Le monde est devenu incroyable…
À son retour, il lui faudra se consacrer à la tâche pénible qui consiste à rédiger la description du système sous forme de proposition officielle. Quelques centaines de pages, ça fera, pas autant que pour une proposition sujette à concurrence, c’est vrai, mais quand même, c’est lui qui devra superviser et mettre au point l’invraisemblable quantité de descriptions, de graphiques, de diagrammes et autres choses du même genre. Pas marrant.