Pourtant… être présent à ce stade signifie beaucoup ; ça signifie qu’ils disposent d’un système qui fonctionne, dans la fourchette de taille et de puissance spécifiée. C’est plus qu’on n’en peut dire au sujet de pas mal de projets de la L.S.R., en ce moment. McPherson songe brièvement à Foudre en Boule, chasse cette pensée. C’est là l’une des rares occasions où un directeur de projet peut déclarer : « Le travail est fait, et c’est une réussite. » On ne lui a jamais accordé autant d’autorité que cette fois-ci, et ça implique beaucoup de choses.
L’image de la séance d’essais lui revient à l’esprit. La rapidité humaine du piqué, de l’attaque, de la disparition ; la destruction fulgurante, précise et totale des six tanks qui se traînaient ; ça a vraiment été extraordinaire, tant physiquement qu’intellectuellement.
Et le souvenir amène McPherson à discerner tout à coup le tableau d’ensemble, la signification de l’événement. C’est comme s’il venait de reculer devant un écran vidéo après avoir passé des mois à en étudier chaque point. L’image se dévoile soudain. Ce système, ce V.P.D. avec ses yeux d’Abeille-Tempête, son armement de missiles dernier cri, sa vélocité, son invisibilité radar, son faible prix de revient, sans pilote exposé au danger – ce système est le genre d’arme de pointe capable de modifier radicalement et durablement la nature de la guerre. Si les Soviétiques font quitter l’Europe de l’Est aux énormes troupes du pacte de Varsovie – en fait, si quelque armée que ce soit tente une invasion où que ce soit –, ces dromes sans pilote pourront alors surgir de l’espace et tirer leurs missiles avant que n’importe quel système de défense soit capable de les repérer ou de répliquer, et à chaque passage une demi-douzaine de tanks ou de véhicules disparaîtront. Et en aussi peu de temps qu’il n’en faut pour dire « waow ! » les forces d’invasion s’envoleront avec eux.
Le résultat brut de cela, compte tenu du fait que la technologie est plutôt là pour être développée par tout un chacun – la L.S.R. n’est au fond pas super-inventive, personne ne l’est –, le résultat brut, c’est que quand tous les pays disposeront de systèmes semblables à celui-ci, personne ne sera plus à même d’envahir un autre pays. Ce sera tout bonnement impossible.
Oh, bien sûr il y aura toujours des guerres – il n’est pas idéaliste au point de croire que les armes de pointe élimineront cette institution qu’est la guerre –, mais toute force d’invasion majeure est condamnée à une prompte destruction chirurgicale. Ainsi, vraiment, les invasions à grande échelle deviennent hors de question, ce qui restreint considérablement la taille potentielle d’un conflit de vaste envergure.
Et tout cela sans devoir recourir à la menace des armements nucléaires tactiques. Depuis maintenant une centaine d’années, ou presque, l’O.T.A.N. s’est servie des armes nucléaires tactiques comme de l’ultime rempart contre une invasion des forces du pacte de Varsovie. Et les missiles à courte portée restent installés là-bas, à quelques kilomètres de la frontière ouest-allemande, créant une situation dans laquelle, en cas d’invasion, l’O.T.A.N. serait contrainte de les utiliser ou de les perdre. C’est l’une des situations les plus dangereuses dans le monde, parce que si une seule tête nucléaire part, nul ne sait où cela s’arrêtera. Très vraisemblablement, cela ne s’arrêtera pas avant que tout le monde soit mort. Et même si cela s’arrête, les villes allemandes seront anéanties. Et tout ça pour repousser des tanks !
Mais maintenant, maintenant, avec Abeille-Tempête… ils peuvent retirer leurs armes nucléaires de là-bas, et toujours disposer d’une défense complètement sûre contre une invasion conventionnelle. Les cités et leurs populations n’auront pas à sauter en même temps que leurs envahisseurs ; on n’aura besoin de rien d’autre qu’une réaction précise, limitée, on pourrait aller jusqu’à dire humaine. Si vous nous envahissez, vos troupes d’invasion seront éliminées par des robots intercepteurs impossibles à arrêter. Une destruction rapide, chirurgicale, de n’importe quelles forces d’invasion ; et la guerre balayée du même coup. La guerre – les guerres d’invasion majeures, en tout cas – devenue impossible ! Bon Dieu ! Tu parles d’une idée ! Une arme qui pousserait les ennemis à discuter – sans la terrifiante menace d’une destruction mutuelle assurée. En fait, avec des armes comme celle-ci, il devient parfaitement plausible de démanteler toutes ces mégatonnes, de se débarrasser de l’horreur nucléaire… Est-ce que cela peut être vraiment vrai ? Avons-nous atteint ce point précis de l’histoire où la technologie rendra enfin la guerre désuète et les armes nucléaires superflues ?
Oui, il semble que cela soit vrai : il a distingué l’angle d’attaque de cette vérité, l’a entr’aperçu alors qu’il fondait sur le sable blanc du désert comme un mirage évoluant à Mach 7, une image à la périphérie de la vision, ce jour même. On dirait vraiment que son travail, la sueur de son front, pourrait contribuer à débarrasser le monde du cauchemar vieux d’un siècle qu’est la menace de l’anéantissement nucléaire. Pourrait même contribuer à le débarrasser de la menace vieille de mille ans d’un conflit majeur, catastrophique. C’est… Eh bien, c’est un travail dont on peut être fier.
Et, fonçant sur le chemin du retour à la surface du désert, McPherson ressent soudain cette fierté plus fortement qu’il ne l’a fait de toute sa vie, quelque chose comme une radieuse incandescence, un soleil dans sa poitrine. C’est vraiment quelque chose…
11
Dans son rêve, Jim arpente le flanc d’une colline couverte de ruines. Au pied des collines s’étend un lac noir. Les ruines se réduisent à des murets de pierre, et le coin est désert. Jim erre parmi les murs à la recherche de quelque chose, mais comme toujours ne parvient pas à se rappeler ce qu’il cherche. Il tombe sur un éclat de verre violet provenant d’un vitrail, mais il sait que ce n’est pas après ça qu’il en a. Un truc qui ressemble à un fantôme grossit au sommet de la colline pour tout lui dire…
Il se réveille dans son petit appartement de Foothill, où le soleil resplendit derrière la fenêtre. Il grogne, roule à terre. Voilà une gueule de bois, une vraie ! Qu’est-ce qu’ils ont cillé, la veille ? Hagard, il regarde autour de lui. C’est le bordel dans la chambre, literie et vêtements éparpillés dans tous les sens, comme si un arc-en-ciel s’était cassé la gueule et avait atterri dans la pièce.
Trois des murs de la chambre sont recouverts de grandes cartes du Comté d’Orange dues aux frères Thomas : l’une des années 1930 (faible tracé de routes), l’une de 1990 (moitié nord du comté résiliée, villes imbriquées les unes dans les autres ; moitié sud – les collines et les ranches Irvine et O’Neill – encore pratiquement vide), l’une de la toute dernière édition (la totalité du comté recouverte de réseaux et de surréseaux). « C’est comme garder des radios d’un cancer sur ses murs, s’est dit Jim plus d’une fois. Une tumeur de l’hyper-réalité. »
Tituber jusqu’à la salle de bains. Planté devant la cuvette des toilettes, il fixe une reproduction mal encadrée d’une vieille étiquette de cagette d’oranges. Les parois de la salle de bains sont ainsi tapissées.
Trois moines, qui goûtent des oranges près du monastère blanc. Derrière eux, de verdoyants vergers, et au loin des montagnes bleues couronnées de blanc.
Des Portolas, qui se dressent avec leurs drapeaux espagnols non déployés, silencieuses, sur une cime de Placentia.
Deux paons devant un château de Disneyland : « Le Rêve californien. »