Ça ne sert à rien. Jim McPherson doit être le bouddhiste zen le plus allumé de l’histoire. Comment pourrait-il arrêter de penser ? Impossible. Ça ne lui arrive même pas quand il dort !
Enfin, il y est quand même arrivé pendant une quinzaine de secondes, là. Mieux que certains matins. Il se lève, déprimé. Le matin, c’est particulièrement dur, pour lui ; ça doit venir d’un abaissement du taux de glucose dans le sang, ou de l’absence de ces drogues qu’il a coutume d’avoir dans le corps. Mais ce matin, c’est le pompon. Il est salement perturbé, salement abattu.
Tant qu’à faire, autant suivre le mouvement. Jim a sa « Symphonie super-pathétique », une confection de son cru réalisée à partir des quatre mouvements de musique symphonique les plus tristes qu’il connaisse. Il les a enregistrés dans l’ordre qui lui paraît le plus efficace. Vient d’abord la marche funèbre de la Troisième Symphonie de Beethoven, grandiose et enthousiasmante par sa résistance à la destinée, emplie d’un chagrin vif comme il se doit pour une ouverture. Puis vient le second mouvement de la Septième Symphonie de Beethoven, le morceau majestueusement solennel dont Bruno Walter a découvert que l’on pouvait le transformer en un chant funèbre si l’on ignorait les indications de Beethoven selon lesquelles il fallait le jouer allegretto et que l’on en faisait un adagio. Lourd, solennel, maussade, cadencé.
Le troisième mouvement est celui-de la Troisième Symphonie de Brahms, douceur et mélancolie, l’essence d’un octobre, toute la morosité de tous les automnes de tous les temps enveloppée dans une mélodieuse tristesse qui doit sa structure mélodique au précédent mouvement de la Septième de Beethoven. Jim apprécie ce fait, qu’il a découvert de lui-même ; cela transforme l’ensemble en la « Symphonie superpathétique » qu’il entendait obtenir.
Ensuite, le finale est constitué par le dernier mouvement de la Pathétique de Tchaïkovski, là on rigole plus, c’est là qu’on crache ses tripes ! Désespoir, tristesse, chagrin, toute la poignante misère de la Russie tsariste, les problèmes personnels de Tchaïkovski, le tout concentré en une dernière et épouvantable plainte. L’ultime carton.
Quelle symphonie ! Bien sûr, il y a un problème avec les armatures qui changent à la clé, mais Jim se fout complètement des armatures. Qu’il les ignore, et il peut alors rassembler toutes les impressions qui le dépriment et les chanter, et aussi les diriger, en errant à travers l’appart tout en tentant vaguement de faire un peu de ménage, en s’effondrant dans les fauteuils, en se tortillant violemment par terre, en agitant une baguette imaginaire, en se sentant de plus en plus cafardeux. Putain, ce qu’il est mal ! Il se sent si mal qu’il émerge ! Et lorsque tout est terminé, il se sent vidé. La catharsis a opéré. Tout va beaucoup mieux.
Il se sent même d’humeur à écrire un poème. Jim est poète, il est poète, il l’est il l’est il l’est.
Il trouve ça dur, quand même, parce que les collections de livres de poésie entassés sur les rayons de sa bibliothèque et son bureau encombré de saloperies contiennent tant de chefs-d’œuvre qu’il ne peut pas le supporter. Chaque frappe sur le clavier du vieil ordinateur est tournée en dérision par les volumes derrière et autour de lui, Shakespeare, Shelley, Stevens, Snyder, merde ! Il est impossible d’écrire encore de la poésie à l’heure actuelle. Les meilleurs poètes de sa propre époque font rire Jim de mépris, quoiqu’il les imite abondamment dans ses propres tentatives. Le post-modernisme, qui se désagrège dans son second demi-siècle – qu’est-ce que ça inspire d’autre qu’un haut-le-cœur ? Il faut faire du neuf, mais il ne reste rien de neuf à faire. Sacré problème, ça. Jim résout la question en écrivant des poèmes post-modernes qu’il espère post-post-modernes en les brouillant à l’aide d’un programme aléatoire. Le problème avec cette solution, c’est que les vers de la poésie post-moderne ont déjà l’air d’avoir été passés par un programme aléatoire, ce qui rend les expérimentations ultra-radicales de Jim difficiles à remarquer.
Mais l’heure est venue de réessayer. Une demi-heure à fixer l’écran vide, une demi-heure à pianoter. Il lit le résultat.
Loue un appartement.
Des orangers poussent sous le plancher.
Deux pièces et une salle de bains, des fenêtres, une porte.
L’autoroute est ton plafond. Quelle ombre !
Le paysage motorisé : l’autopie, le trajet optimal.
La force magnétique est invisible, mais on y croit quand même.
Escalade le pylône dans le soleil du soir.
Allonge-toi sur les rails pour te faire bronzer.
On apporte par camions le sable de toutes nos plages.
Tu sais nager ? Non. Alors reste, repose-toi.
Mange une orange, là-haut. Lis un bouquin.
Les banlieusards qui te passent dessus t’accordent un bref coup d’œil.
O.K., maintenant passe ça au randomiseur, celui qui semble avoir du bol question rythme. Résultat ?
L’autoroute est ton plafond. Quelle ombre !
Mange une orange, là-haut. Lis un bouquin.
Le paysage motorisé : l’autopie, le trajet optimal.
Loue un appartement.
Allonge-toi sur les rails pour te faire bronzer.
Deux pièces et une salle de bains, des fenêtres, une porte.
La force magnétique est invisible, mais on y croit quand même.
On apporte par camions le sable de toutes nos plages.
Les banlieusards qui te passent dessus t’accordent un bref coup d’œil.
Tu sais nager ? Non. Alors reste, repose-toi.
Des orangers poussent sous le plafond.
Escalade le pylône dans le soleil du soir.
Là. Plutôt bien, hein ? Jim lit la nouvelle version à voix haute. Bon… Il tente une nouvelle variation et, tout à coup, les trois versions paraissent stupides. Il n’arrive tout simplement pas à surmonter l’idée que si l’on peut laisser un ordinateur brouiller les vers d’un poème, et qu’en faisant cela on obtient un poème meilleur, ou du moins tout aussi bon, c’est qu’il doit y avoir une certaine déficience dans le poème. Dans sa séquentialité, par exemple. Il pense aux Sonnets de Shakespeare, au Julian and Maddalo de Shelley. Se livre-t-il vraiment à la même activité qu’eux ? « Loue un appartement » ?
Ach. C’est un effort ridicule. La vérité, c’est qu’Arthur avait raison. Il n’a aucun travail qui signifie quelque chose pour lui. Et, en fait, il est presque en retard pour ce boulot dépourvu de sens, celui qui fait rentrer l’argent. Ce n’est pas bien. Il enfile des chaussures, se brosse les dents et les cheveux, bondit dans sa voiture et active le programme vers la Première Agence immobilière et Compagnie d’assurances sur les titres de propriété américaine, sur la Cinquième Rue Est à Santa Ana. La plus ancienne agence immobilière du Comté d’Orange, toujours florissante, et, lorsque Jim arrive à son bureau, il constate qu’il y a l’énorme masse de travail habituelle, en attente de traitement de texte. Transferts, notifications, estimations, le déluge de travail juridique sur écran nécessaire pour réaliser des ventes, lever ou fixer les retenues de garantie sur des terrains. Jim est un clerc de la plus basse catégorie, un dactylo à temps partiel, en fait. Les trois heures de roulement sont épuisantes, bien qu’il fasse son boulot en pilotage automatique et passe son temps à réfléchir à sa récente conversation avec Arthur. Chaque employé tape devant son écran, absorbé par l’univers de sa tâche, inconscient du bureau et des gens qui travaillent autour de lui. Jim ne reconnaît même pas quelqu’un : il y a tellement de gens pendant les roulements courts, et Jim a tellement peu d’heures, qu’il sympathise avec peu de ses collègues. Et aucun d’entre eux n’est là aujourd’hui.