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— Tu es capable de bonté, fait-elle en prenant un ton enjoué pour atténuer la gravité de ce qu’elle énonce. L’admiration c’est de la bonté, tu ne crois pas, papa ?

— Bien sûr, approuve le père.

Ses yeux bleus sont comme deux trous d’infini dans sa figure sale.

— Moi, je n’aime pas les chansons modernes, révèle Petit Louis. Elles célèbrent toutes l’amour ; et les femmes des chansons, dans mon idée, sont putassières. Et puis les femmes, quelles qu’elles soient, me répugnent ; on perd son temps à les séduire, pour quoi ? Pour s’engloutir entre leurs jambes.

Gêné, le père va boire au robinet. La mère lui dit :

— Tu te gonfles l’estomac. (Et aux enfants :) Si on mangeait un morceau ?

— C’est vrai, il faut manger, constate Hélène avec surprise.

— J’ai des œufs durs, triomphe la mère.

Elle rayonne ; une fois de plus elle va se transmettre dans de la nourriture. Une joie intime glisse en elle et s’épanouit dans son ventre.

LES PÉRILS

Petit Louis questionne avidement :

— Et puis ?

Hélène, pliée en deux sur la barre d’appui ne répond pas. La voix sournoise de son frère arrive derrière elle et l’importune, elle se glisse entre les folles ovations comme une voix de rêve sans inflexions.

— Parle ! supplie le garçon.

La barre communique sa matière à Hélène, elle sent que son estomac devient de bois.

Les rues sont noires de monde et de cris. Des centaines de figures, ouvertes comme des fleurs, se tendent dans une même direction.

Hélène remarque tout haut :

— On dirait qu’ils attendent l’arrivée d’une course cycliste.

Elle se redresse et médite.

« Tiens, pense-t-elle, étrange ; je viens de m’entendre parler, combien notre voix est creuse lorsque nous l’écoutons. »

Le père s’oblige à demeurer assis.

Petit Louis marche dans la chambre, les mains écartées du corps comme si elles étaient blessées et qu’il redoute de les heurter. Parfois, il s’arrête pour contempler la tête rousse d’Hélène. Il lance des mots et guette leur effet. Ça ressemble à un tir. Rien n’ébranle sa sœur. Il rate la cible. Alors Petit Louis reprend sa marche. La cicatrice de son menton devient rose : un vilain rose cireux de lèvres mortes.

Il crie :

— J’en ai marre, tu me regardes comme si tu cherchais à te souvenir de moi. Ou bien non, tu me regardes comme un objet. Eh bien je vis, tu entends ? Hélène, tu entends, je vis ! je vis ! Même s’« ils » me démolissaient, je vivrais. Je le veux tellement ! Rien ne peut empêcher que je sois.

Hélène pense : « Pauvre garçon, on dirait au contraire qu’il cherche à se convaincre de son existence. »

Les paroles de son frère sont comme les petits nuages grisâtres de la D.C.A. qui s’épanouissent mollement autour d’un avion, sans l’atteindre.

Elle dit, en écoutant sa voix :

— Ne t’affole pas, mon grand.

Sa pitié calme et théâtrale la réconforte.

La mère débarrasse la table des coquilles d’œufs qui l’encombrent. Un pénible travail de digestion s’élabore pour elle.

Petit Louis tord la bouche pour chercher une grimace effrayante ; le père l’examine par-dessus ses yeux baissés.

Lentement, Hélène revient dans la fenêtre, la meurtrissure lourde de son estomac cherche sa place sur la barre d’appui et la retrouve, tout son être se perche.

En bas, la foule hurle : Les voilà ! Les voilà !

Hélène se penche, elle ne voit rien. Elle se dit :

« Ça n’est pas encore vrai, mais ça va le devenir dans un instant. Pendant encore quelques secondes nous appartenons à l’autre régime, et passé ce délai, nous subirons sa déchéance. »

La foule se tait d’émotion : un char vient d’apparaître à l’autre extrémité de la rue, tout boueux, tout glorieux. Deux soldats sont accroupis dessus — on les croirait en bronze —, et un petit bout de fanion se faufile dans le vent. Le char est couvert de fleurs comme une tombe aimée. Les gens ne trouvent plus assez de souffle pour ovationner. Et puis soudain, si, ça revient, pareil à une bourrasque. Ils trépignent, ils crient, ils se débattent dans leur extase. L’ampleur du moment, sa qualité unique, étourdissent Hélène. Partout des drapeaux flottent. Hélène est un drapeau. Elle est offerte à l’enthousiasme, à la gloire, à la France.

« Tant pis », balbutie sa pensée.

Oui, tant pis pour les causes perdues, tant pis pour la honte et pour la mort. Sa vie ne compte plus. L’âme des siècles défile : Vercingétorix sur l’acier rampant. Et Louis XIV, chiffonné avec de la merde dans sa perruque, une croix de Lorraine sur le bras ; et les autres : l’épouvantable Danton, dont les souliers ont soif de France ; le petit-chapeau revenu de Sainte-Hélène, planté dans un tank, tous, tous !

Les chars marchent sur leur chenillage comme des mariées sur leurs traînes.

Hélène se retourne.

— Que dis-tu ?

Petit Louis va entrer en transe, de la colère ruisselle comme de l’eau d’orage dans le lit asséché de sa cicatrice.

— Parle ! parle ! ordonne-t-il, les dents serrées.

— C’est formidablement formidable, fait Hélène.

— Ce sont des Américains ?

— Penses-tu, des marins français.

— À quoi ressemblent-ils ?

— Ils sont sales.

— De quel côté viennent-ils ?

— De l’Olympe.

Petit Louis se gratte la tête.

Le père pleure sur son coude. La mère regarde son ventre d’un air stupide, d’un air de se demander ce qu’elle pourrait bien en faire une fois pour toutes.

Hélène murmure :

— Il me semble maintenant que tout pourrait recommencer. S’ils sont là, Otto est mort, Eugène est mort, tous les personnages de notre dernière vie se sont engloutis et leur disparition nous libère. Peut-être bien, écoutez-moi vous autres, peut-être que les véritables libérés dans cette ville, c’est nous. Si nous voulons devenir des êtres neufs, nous le pouvons.

La ville trépigne, un ciel bleu se déroule. En bas, les tanks chargés de marins ripent dans le tumulte. Tout le monde s’embrasse.

Petit Louis réfléchit. Il reçoit les acclamations comme des coups, il tremble, meurtri et affolé.

— Recommencer ! s’écrie-t-il. Recommencer ! Tu charries. Il ne s’agit pas de le vouloir, il faut pour recommencer l’assentiment des autres. Et puis je n’ai pas le courage de changer de route. À la rigueur je pourrais essayer de modifier ma façon d’être, mais les souvenirs, qu’en fais-tu ? Il y a en a des tas comme ça que je n’oublierai jamais et qui rigolent de ma figure de salaud.

Hélène hausse les épaules.

— Tu devrais avoir honte de toujours faire pitié, affirme-t-elle, tu manques de dignité. La dignité c’est pas grand-chose, mais il y a des cas — et tu en es un — où elle peut tenir lieu de morale.

Elle se détourne.

Le défilé se poursuit, et la populace ne se lasse pas. Tous ces gens passeraient le reste de leur vie à regarder couler la victoire. Les femmes clament :

— Vive la France ! Vive la France ! Vive les Alliés.

Les hommes tendent leurs bras en V.

Ils cherchent un V dans tout leur corps.

Les enfants agitent des drapeaux.

— Viens voir ! ordonne Hélène à son frère.