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Petit Louis secoue négativement la tête, il se laisse glisser sur son grabat.

— Tu as tort, affirme sa sœur. Ça devient intéressant. « Ils » ont des petites voitures carrées, on dirait des jouets.

Les soldats pénètrent fermement dans la cité. Ils ont pris l’habitude des acclamations et sont devenus vaguement cabotins. Ils savent se servir de leurs rudes figures couleur de bataille dans lesquelles brillent des yeux enfiévrés par la nuit de combat.

Le père dit :

— Ça n’est plus pareil, ils sont là maintenant, il me semble que l’air a changé de goût.

Des larmes pendent dans sa barbe, quelques-unes dégoulinent sur son nez, obéissantes aux caprices des rides. Sa tête lourde de honte est ruisselante de chagrin, cependant, il réussit à la soulever, à la montrer… Puis, exténué, il la laisse retomber sur sa poitrine.

— Pleure pas, papa ! supplie Petit Louis. Je peux pas le supporter. Tes larmes, c’est pire que du sang.

Perplexe, la mère fixe tour à tour son homme et son fils, se demandant auquel il convient de porter secours. Elle va s’asseoir au côté de Petit Louis, sur la paillasse, ça fait un gros tas malodorant de mauvaise viande contre lequel le garçon se blottit.

En regardant une vieille photo de Petit Louis, on découvre un gamin sournois, évitant l’œil de l’objectif.

À mesure que le temps coule les photographies s’éloignent de nous, et ce sont les clichés d’enfants qui nous paraissent les plus vieux. Nous nous trouvons en présence de gamins à l’air niais, vêtus en amiraux ou en jockeys et munis de cerceaux. Ils sont perdus dans un monde antique, garnis de poussifs coussins à glands et ils posent sur nous des regards dans lesquels nous croyons lire la confirmation de leur destin.

La mère pétrit la tête de Petit Louis. Sous ses caresses, la triste expérience de ce visage disparaît. Seule subsiste une fausse candeur chargée de méfiance. La mère pense avec tendresse :

« Il ressemble à la photo du quatorze Juillet. Ah ! comme il était joli avec son beau costume marin. »

Elle revoit la figure butée de son fils sous le béret rond. Il s’était laissé photographier de mauvaise grâce. Son père avait dû lui administrer une taloche…

« Voilà bien l’erreur des pères, se dit la grosse femme, ils battent leurs enfants lorsque ceux-ci sont petits, et puis après ils n’osent plus. Et pourtant, c’est quand les enfants sont grands qu’ils peuvent le mieux supporter les coups et qu’ils en ont vraiment besoin. »

À l’époque de cette photographie, Petit Louis n’allait pas encore en classe. Il appartenait exclusivement à sa mère. Il s’amusait dans l’appartement à des jeux bizarres qu’il inventait et auxquels la brave femme ne comprenait rien. Elle demandait :

« — Pourquoi as-tu fait un rond de savon sur les vitres ? »

« — Parce que…, répondait Petit Louis, à cause du ciel… »

« — Ah », faisait la mère, d’un air renseigné, en enveloppant son fils d’un regard timide.

Les jours de lessive, il se tenait accroupi dans un coin de la cuisine, respirant voluptueusement une suffocante odeur de crasse chaude. Un brouillard humide et tiède rendait écœurante l’atmosphère de la pièce.

Petit Louis rêvait qu’il se trouvait dans un aquarium, et il supposait que sa mère était un poisson monstrueux, nageant péniblement dans la buée couleur de miroir troublé.

« — Cet enfant a le regard triste, confiait Constance Lhargne à son mari. Il me fixe pendant des heures sans bouger. Je me demande à quoi il pense. »

Petit Louis organisait d’interminables convois de pinces à linge qui se mordaient mutuellement.

Une moitié de pince à linge ressemble à une auto de course. Ainsi des caravanes de voitures se pourchassaient-elles dans l’appartement.

Tout ça, les jours de lessive, à l’époque de la photo.

La mère respire Petit Louis. La peau du garçon dégage une odeur fragile : cheveux et cuir, sueur et eau de Cologne. Une odeur qui se désagrège dans le nez après avoir glissé un petit goût acidulé sous la langue.

La mère ferme les yeux et presse Petit Louis contre elle. Il s’incruste dans sa chair. Ses formes dures s’imposent dans cette mollesse maladive. Il se perd dans sa mère, tandis que, dehors, le peuple brandit férocement son immense allégresse.

La mère chantonne :

— Na na, na na na, na na na na nère, d’une voix graisseuse qui s’accompagne d’un ronflement bulbeux des bronches.

Le dos d’Hélène bouche le jour. Le père ressemble à un vrai vieux. Il est tout ratatiné dans son fauteuil, avec l’air de mélanger le passé et le présent.

— Mon petit, chuchote la mère.

Gêné, le gros de sa crise dissipé, Petit Louis s’en va d’elle comme une ombre.

— Je vais regarder ta photo du quatorze Juillet, dit-elle amoureusement.

Puisque son fils ne consent plus à se laisser toucher, elle veut poursuivre le contact à travers son image.

Son sac à main possède un gros ventre, comme elle. Un ventre bourré d’argent, de papiers, de photographies.

— La voici, triomphe-t-elle.

C’est toujours une surprise pour la mère que de se retrouver face à face avec le gamin au costume marin.

Elle tend au père la photographie. Il s’en saisit et cligne des yeux comme devant du soleil.

— J’aime pas cette photo, dit-il, je venais de le gifler, je me souviens. Il a encore plein de haine pour moi dans les yeux.

— Fais voir, réclame Hélène.

Elle se penche sur la margelle d’un puits au fond duquel flotte, tout pâle sur du noir, le portrait de son frère.

— C’est exact, approuve-t-elle. Il ressemble à ce qu’il est devenu.

La mère espérait autre chose. Elle reprend avec humeur l’enfance de Petit Louis.

— Il était mignon dans ce petit costume, murmure-t-elle ; regarde-toi.

Petit Louis jette un coup d’œil critique à sa photo :

— Ce que j’étais gourde dans ce complet.

La mère enfouit l’objet critiqué dans son sac. Elle se sent inquiète et déroutée : son fils parle sans cesse de sa jeunesse, avec dévotion, avec nostalgie, alors pourquoi se gausse-t-il soudain de cette petite vérité fixée à jamais sur le carton glacé ? Pourquoi le temps ridiculiserait-il des moments qui ne le furent pas ?

— Il y a également celle-ci, essaye la mère. Elle est prise à Vances, devant l’étang.

Le père la refuse d’un signe de tête. Il en a assez de ces exhibitions de passé : il est lui-même le passé, solide, indifférent.

— Montre, demande Petit Louis.

Un long moment il s’observe.

— Ce paysage : quelle merveille ! s’exclame-t-il. L’étang est couché sur ses joncs pour toujours, et moi ! qu’est-ce que je fous là devant ? Se faire clicher dans la nature, quelle prétention ! détruire son harmonie par notre infecte présence…

— Poète, prends ton luth, ricane Hélène.

— Toi, tu commences par m’enchoser, grince Petit Louis furibond, occupe-toi de tes trouffions. L’uniforme plaît aux femmes, tu dois te rincer l’œil, ils t’excitent les petits bandits, hein, ma grande ? Et puis ils sont vainqueurs ; un vainqueur ça doit valoir son poids d’homme, je suppose…

Hélène se tourne vers l’extérieur. Le défilé est terminé. Maintenant la foule désorientée se malaxe lentement. Beaucoup de soldats sont demeurés dans la cohue et se laissent embrasser complaisamment. Ils serrent des mains au hasard, enfouissent d’humbles présents dans leurs poches et sourient. Leur sourire s’est constitué peu à peu, il a maintenant la fonction d’un organe. Un espoir lointain en avait esquissé les contours et de dures réalités l’ont buriné. C’est désormais une chose achevée.