Выбрать главу

Le père pose la main sur l’épaule de Petit Louis.

— Tu désires rester ici ? Bon, mais as-tu songé que nous sommes dans la chambre d’Eugène, et qu’Eugène était milicien comme toi ? Gros malin de renard qui va se faire enfumer dans le terrier des autres !

Petit Louis devient vert, sa cicatrice rit tristement d’un air fatal.

— Je n’y avais pas songé, avoue le garçon. Bon Dieu, tu as raison…

Le père sourit et regarde autour de lui, il n’y a plus d’ombres dans la pièce. Hélène et la mère se tiennent assises, bien sages, pareilles à des personnages du musée Grévin.

— Ah, tu vois, murmure-t-il d’un ton patient, ah tu vois, j’ai raison. Tu n’as aucun esprit d’à-propos. Si je vivais moi-même cette sale affaire, au lieu de la vivre à travers toi, je saurais dresser des plans d’action.

— Alors ? questionne Petit Louis.

Il se livre tout entier dans ce mot, se tend à son père, soumis.

Le soleil glisse sur une grève de nuages, il inonde la pièce d’une lumière impétueuse. Le père ressemble à un saint de bois tout rongé par le temps.

— Voilà, explique-t-il. Hélène va se mettre un fichu sur la tête, afin d’être moins reconnaissable, et puis elle ira rôder vers la sortie sud de la ville afin de repérer l’ambiance. Tu veux bien, Hélène ?

— Oui, répond l’interpellée d’un ton peu pressé.

Comme sa famille la regarde, elle prend un air indifférent :

Le ciel est bleu, la mer est verte.

Ah, laisse la fenêtre ouverte, fredonne-t-elle.

— Tais-toi ! intime Petit Louis, c’est pas le moment de chanter.

Hélène se tait.

— Tu es bête, murmure-t-elle après un silence, moi je trouve curieux de faire participer cette chanson à notre aventure : une chanson composée pour des gens qui doivent se réjouir en l’écoutant.

— Au diable tes parlotes, grommelle le garçon. T’as toujours quelque chose à ramener au mauvais moment.

Hélène se lève. Longuement elle examine la pièce comme si elle craignait de l’oublier. Un frisson d’angoisse parcourt la mère ; une fois encore elle désire reprendre ses enfants dans son ventre et aller les refaire plus loin…

Elle cherche des mots pour protéger sa fille.

— Fais attention ! dit-elle machinalement.

— Oui, maman…

Hélène se regarde dans la vitre de la croisée.

— On dirait une petite Polonaise, fait le père attendri.

— Ça va comme ça ? questionne la jeune fille. J’aime être jolie, ajoute-t-elle, pour moi… J’essaie toujours de me séduire, quelquefois j’y parviens, alors je marche en me contemplant.

Elle tapote les plis de sa jupe.

Les autres fixent la porte qui va s’ouvrir sur leur destin.

LE CHEMIN DE HAINE

Hélène avance à pas pressés. La ville grouillante roule sous ses pieds.

« En somme, ça a été facile », songe-t-elle.

Elle revit cet instant, maintenant immobile, qui la regarde s’éloigner. Il y avait la porte, le palier obscur et l’escalier de bois. Tout ça était difficile à comprendre.

Hélène s’est demandé : « À quoi sert cet escalier ? » La chambre n’était-elle pas devenue leur univers ? Elle s’est jetée dans la paix humide du palier. Sa mère l’a appelée. Alors le son de cette voix lui a fait comprendre qu’elle n’appartenait plus à cet univers. Elle est descendue en hâte. Et voilà… La ville n’avait pas changé ! C’est eux qui la voyaient autrement. La ville est redevenue une vieille habitude intéressante, tandis que le père, la mère, Petit Louis, métamorphosés en oiseaux, volent tristement dans une cage ignorée.

Beaucoup de monde dans les rues.

« Je ne croyais pas la ville aussi peuplée, remarque Hélène. Les hommes sortent de leurs ruches par roulement, autrement, on prévoirait de plus larges artères, capables de les mieux contenir. »

Soudain, elle s’arrête, extasiée : un matelot basané lui sourit, ses yeux bleus conservent un souvenir marin, comme les coquillages biscornus qui vous mugissent le fracas des flots dans les oreilles.

Hélène mollit, elle aime les beaux hommes. Elle les aime tendrement, avec ferveur, comme des animaux somptueux et familiers.

— Voulez-vous toucher mon pompon ? fait le marin niaisement.

Hélène se dit :

« C’est un garçon stupide, un magnifique garçon stupide, mais cet être falot est auréolé par la gloire d’une noble cause. »

Elle l’embrasse. Les joues du garçon ont une odeur moelleuse de crème à raser et d’air frais. Il la saisit par la taille et l’entraîne. Sa main verse une semence humaine dans le corps d’Hélène. Elle avance dans le pas de l’homme, chavirée par la douce chaleur qu’il dégage.

À cet endroit, un attroupement cerne un magasin. Deux hommes se font la courte échelle. Le porté administre des coups de hache dans un panneau fixé au sommet de la porte. La foule l’encourage par des cris féroces.

— Qu’y a-t-il ? questionne Hélène en pénétrant dans le demi-cercle de badauds.

Un vieux monsieur la renseigne :

— C’est un local du P.P.F.

Le bonhomme à la hache démolit le portrait de Pétain, rageusement cloué par quelques sbires de Doriot. La figure placide du vieux dieu part en éclats de bois ; sa mutilisation s’accentue, il ne reste bientôt plus qu’une caricature galonnée que la rage du peuple n’abandonne pas.

— Ils démolissent leurs erreurs, chuchote le vieux monsieur. À coups de hache ils se frayent le chemin de l’oubli.

Le marin entraîne Hélène. Plus loin, un autre magasin est pareillement cerné ! Cette fois, il s’agit d’un gros drapier collaborateur que l’on aperçoit, blême d’épouvante, derrière la grille de sa vitrine.

De partout des bêtes à peur, des bêtes à peur.

Hélène marche sans but ; elle suit le marin car, pour l’instant, elle est incapable de choisir une direction.

Il lui demande :

— Comment vous appelez-vous ?

— Hélène.

Elle répond « Hélène » parce que c’est une vérité facile, elle est hagarde et chavirée comme après l’amour. Elle respire voluptueusement l’air crépitant de l’été en se rappelant de l’odeur pénible de la chambre. Les siens ne sont plus immédiats, ils existent dans un lointain inévitable, rabougris dans leur anxiété.

Cramponnée au bras du militaire, elle parvient à un carrefour.

— Moi, je m’appelle Maurice, finit par dire le marin sur un ton de reproche.

Des gens les bousculent un peu. Tout à coup une montagne de drap noir se dresse devant eux. Les yeux d’Hélène grimpent la montagne. En haut se trouve une tête déjà vue quelque part. Ah oui, c’est un agent de police. Il porte un brassard tricolore et roule des yeux ragaillardis par le triomphe.