Ils répondent que oui.
Je m’appelle donc Louis Lhargne. Pourquoi ce nom a-t-il une signification ?
— Vous appartenez à la milice, poursuit l’officier. Et vous avez sauvagement assassiné plusieurs hommes du maquis Andrix en mai dernier. Je sais que vous vous êtes rendus coupables de beaucoup d’autres forfaits, mais ces crimes nous suffisent. Les forces miliciennes de cette ville ont tiré sur l’armée française, la population meurtrie a droit à une prompte justice. C’est pourquoi nous vous condamnons à mort et donnons l’ordre que la sentence soit exécutée immédiatement.
Petit Louis chancelle et se glace. Brusquement un sanglier bondit dans sa poitrine et le charge furieusement. Ainsi, il avait pu comprendre sa mort parce qu’elle allait se dérouler comme il l’imaginait… Mille fois déjà, sa chair a répété l’atroce réalité à laquelle il se heurte. Les balles : douze balles brûlantes vont l’ouvrir au néant. Il va vivre, vivre jusqu’au bout, il va sentir le goût salé de sa langue, éprouver le besoin de pisser, entendre son sang qui produit un bruit de farine secouée dans un récipient. Pas un instant il ne va s’oublier pour mourir. Il va assister à sa mort, conscient, complet.
— Emmenez-les ! commande l’officier.
Le peloton est prêt dans la cour de l’école. La foule qui sait se pétrit devant les grilles et pousse timidement un cri de bête en liesse. Une atmosphère de kermesse entretient l’allégresse générale.
Petit Louis va mourir et on va le regarder mourir comme on regarde un film ou un match de boxe. Il a joué aux quatre coins dans cette cour, un de ces vieux platanes, contre lesquels ils s’adossait, va recueillir les balles qui l’auront transpercé.
— Non ! non ! hurle-t-il, je veux pas, je veux pas, j’ai rien fait, me tuez pas. Laissez-moi vous expliquer, je vais tout vous faire comprendre. Écoutez-moi, écoutez-moi.
Une volonté inouïe refuse sa vie. Il se traîne par terre, sur le sol. Il ne veut pas faire pitié, il veut faire horreur. Il veut dégoûter les hommes de sa mort. Et vlan ! son passé tout prêt pour ce jour-là l’enveloppe comme une couverture. Sa vie ! Le goût merveilleux de sa vie !
Un mur de visages grimacent sinistrement. Ce sont les figures qui ont assisté à sa vie et qui se mettent en essaim pour apprendre sa mort.
Les jambes des soldats plongent et remontent, pareilles à des pistons, le long de son visage.
Une voix courroucée crie :
— Cette fripouille ne veut pas crever. Lève-toi, nom de Dieu !
Petit Louis regarde à pleins yeux le ciel immense où chavire un soleil cruel. Le ciel et le soleil, la cour de cette école, les visages curieux, les soldats vont s’engloutir pour toujours et Petit Louis continuera à se percevoir dans le néant…
Il voudrait comprendre, seulement comprendre…
Il voit les arbres piqués à l’envers. Il mange une terre poussiéreuse que sa respiration fait tournoyer comme une minuscule bourrasque dans sa bouche sèche.
Un homme.
— Portez-le ! ordonne la voix courroucée, perdue au fond du monde.
Sa prodigieuse horreur énerve seulement.
Petit Louis se sent soulevé de terre. Il suffoque et une sorte d’indignation s’empare de lui.
Il gueule posément :
— Mais enfin ! puisque je veux pas.
On l’entraîne.
— Ça se peut pas ! Ça se peut pas !
Le père s’écrase la figure contre les vitres. Lui aussi se dit mollement :
« Ça se peut pas. »
Il se jette contre la porte, mais des soldats l’en écartent. Il voudrait tenter quelque chose d’inutile « en attendant ». Il souffle bruyamment. Il pense que son souffle à lui ne va pas finir et il essaie de s’en défaire, mais son souffle lui colle aux bronches comme de la glu.
On a attaché Petit Louis à un platane. Petit Louis sent l’obèse immobilité de l’arbre qui l’engourdit.
Un homme…
Il tire sur ses liens. Il pense à sa mère, à cette saleté d’Hélène, à Vances, au grain de beauté, au ciel bleu, à la barbe de son père, à l’oiseau de tout à l’heure. Le loup l’emporte, le loup l’emporte et puis…
— En joue !
Le père enfonce ses index dans ses oreilles, tellement fort que les deux doigts doivent se toucher dans le milieu de la tête.
Un cliquetis froid traverse Petit Louis. Il a la tête dans l’eau, le bruit de la foule fait ouan, ouan, dans ses oreilles. Il n’a plus envie de pisser, il ne se sent plus, merci !… mon Dieu ! mais comme c’est long.
Les soldats : une double alignée de morts qui viennent le chercher. Des morts solennels et inconscients.
— Feu !
Il entend « feu », il pense « feu », dans un lointain plaisant, aussi irréel que les paysages contenus dans l’armoire à glace, à l’époque de sa maladie.
Un fouet chaud lui frappe doucement la poitrine, un rire radieux s’éteint dans une brume dorée.
Le bruit de la décharge a suinté dans l’ouïe du père. Le vieux ne parvient pas à penser que ça y est, que ça y est, que ça y est.
Il débouche ses oreilles dans lesquelles vibre un silence.
Le père se met le monde aux oreilles et déjà il croit y déceler une sorte de rumeur triste et lointaine qui n’est autre que le silence éternel de Petit Louis.
✩
La mère a entendu les détonations, elle dit :
— Ça se bat donc encore…
Hélène serre les dents.
« Et si c’était ?… songe-t-elle. Mais elle refuse l’horrible doute. Elle ne veut pas que cela soit, même si cela est, elle acceptera le fait plus tard. Il lui reste à admettre une foule de choses qui ne s’accommodent pas de… enfin de…
Elle prend sa mère par le bras. C’est beaucoup de chair morte dans sa main, car la mère n’aura pas de peine à mourir ; déjà elle n’est plus tout à fait vivante, semblable à tous les êtres qui ont accompli leur mission.
Hélène lui dit :
— Écoute bien, maman, de toute notre existence à nous quatre, le plus beau moment aura été les quelques heures que nous avons passées dans la chambre. Parce que ces heures, nous les avons vécues uniquement pour vivre, pour durer. Elles étaient immenses comme des vies entières et si lourdes… Tu ne crois pas ?
— Peut-être bien, fait la mère.
Elle passe sa main molle sur la tête rasée d’Hélène.
— Quand ils auront repoussé, murmure la grosse femme, tu ne les teindras plus ?… Peut-être repousseront-ils blonds et tièdes, comme avant. Ils avaient une couleur de bonheur. Oui, j’ai idée qu’ils repousseront fins. Ce serait comme après l’hiver, lorsque le blé pas encore mûr, bouge dans le vent.
. . . . . . . . . . . . . . .
Le corps de Petit Louis, détendu, pèse dans ses liens. Avec ses genoux fléchis, il semble demander pardon d’avoir eu peur.
De même, courbés sous leurs fruits, les pommiers meurent dans le monde.