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L’AUBE

Ils se pressent tous quatre à la croisée. Derrière la ville une vaste lueur s’élève jusqu’au ciel.

Petit Louis s’exclame :

— Vous parlez d’un chouette incendie !

Hélène regarde avec un mélange d’admiration et de tristesse ce magnifique rougeoiement. Toutes les fois qu’elle assiste à un spectacle impressionnant elle éprouve de la tristesse, une tristesse navrée, qui lui donne la nostalgie des choses immenses auxquelles elle ne participe pas.

La mère dit :

— C’était donc pas assez des bombardements ! Il faut encore saccager.

— Bast, grogne le père, du temps qu’on y est…

Ça lui fait peut-être plaisir d’assister à de nouvelles destructions. Il désire une étendue éperdue de cendres avec plus personne dessus. Lui, il donnerait bien ses enfants en échange de la fin du monde.

La mère, elle, ne pense qu’à ses petits. Elle voudrait pouvoir les reprendre dans son grand ventre.

— Tu ne bourres pas une pipe ? demande gentiment Petit Louis à son père.

Le père sort sa pipe de sa poche, puis il tâte sa blague à travers sa veste et fait la grimace.

Sans un mot, Petit Louis tend son paquet de cigarettes. Le père en prend deux et les écosse maladroitement, comme des haricots. Les feuilles blanches, éventrées et vidées, tombent à terre dans un vol maladroit. Hélène les regarde tristement : ces feuilles sont perdues et n’ont jamais servi. Il y avait en elles une intention, une petite vie. Hélène s’arrête, interdite, devant les deux minuscules cadavres de papier.

Le canon s’est tu. Des mitrailleuses maintenant déchirent l’espace.

— Ça tape dans le tas, fait le père allégrement.

Petit Louis prête l’oreille.

— C’est des machines allemandes, assure-t-il d’un ton connaisseur ; à la milice nous en avions comme ça.

Le père tire sur sa pipe. Quelle manie ont les hommes de se foutre des coups de mitrailleuse.

— Au fond, remarque-t-il, votre milice a modifié le sens de la guerre. Vous avez fait de la Résistance un malfaiteur. C’était maladroit, on n’aime pas le gendarme en France.

— Je sais, murmure Petit Louis, « ils » sont tous avec eux maintenant.

— « Eux », c’est l’avenir, dit le père.

— Il n’y a pas d’avenir, murmure le garçon. L’avenir c’est une erreur des hommes.

On entend grésiller la pipe. Le ciel est tout rouge. Par moments il s’élève, rageur, et puis s’affaisse comme de la peau de lait bouilli. La mère remarque :

— On voit presque comme en plein jour.

Hélène regarde :

— C’est vrai.

La rue tourbillonne dans les lueurs ; on aperçoit les magasins fermés, en bas. Et des alignées de fenêtres où s’écrasent des figures rouges. La rue se met à vivre. On se croyait seul, et puis non, il y a des milliers de gens qui ne se battent pas et qui « les » espèrent.

Le père revient à son idée.

— Quand on regarde par l’autre bout, dit-il à Petit Louis, c’est plutôt toc, votre milice, à cause des Allemands… Vous avez adopté leurs idées. Des idées au sujet desquelles la France a fait la guerre avec le monde entier derrière elle.

Petit Louis hausse les épaules :

— La France n’a plus compris pourquoi elle faisait la guerre. Et n’as-tu pas plutôt l’impression que c’est elle qui suit le monde ? Le monde ! Il faudrait refabriquer les mots, tous les réviser. Le monde !

Il s’arrête court. Sa pensée bégaye.

Il se décide enfin :

— Ça ne sert à rien de discuter : tout est trop vieux, trop compris, trop accepté. Cette histoire s’est passée toute seule. Il y a eu des hommes avec des idées, des hommes avec des ambitions, des hommes avec de la force inemployée. Tout ça donne des héros et des salauds. Des salauds, on en trouve partout, des héros aussi, même, dans un sens, on en trouverait plus.

La mère ne comprend pas très bien. Elle dit à tout hasard :

— Le petit a raison, c’est trop tard pour parler de tout ça.

Le père crache comme fiente une oie. La pipe le fait toujours cracher. Il tète le tuyau de bruyère, la braise de la pipe grésille. Il demande avec la voix d’un homme qui ne s’intéressera pas à la réponse :

— Quelle heure est-il ?

Les autres se regardent. Hélène approche son poignet de la fenêtre.

— Quatre heures.

Il existe de rares moments où l’heure ne sert à rien. Le temps dans cette pièce n’est pas le même qu’ailleurs, c’est un cercle où l’heure est prisonnière également.

L’incendie profite de la fin de la nuit pour s’épanouir démesurément. Il se couche sur la ville et la lèche sauvagement.

Tout de même quatre heures est une heure bien respectable. Ils se préparent au jour. Le visage de la mère semble avoir bouilli toute la nuit. Les chairs sont blêmes et toutes prêtes à s’effilocher. Deux larges cernes grisâtres pendent sous son regard. Ses yeux sont comme deux clous après quoi la figure molle est accrochée.

Le père fait songer à un vieux cabotin, grimé pour interpréter un rôle d’explorateur égaré. Il a, dans le regard, la résignation modeste des enfants battus. On le devine tout prêt à vomir les mauvaises pensées qui se sont agglutinées à lui pendant la nuit. Il est rentré dans le noir, hier au soir, massif et musculeux comme un voilier neuf, il en ressort meurtri dans son aspect, mais intact dans ses formes.

Petit Louis s’apparente à un musicien d’orchestre prétendument argentin, regagnant son domicile au petit jour. Il possède un visage frileux et blanc, qui paraît inachevé. Un visage sur lequel on aimerait peindre des expressions de vie. Ses cheveux noirs lui emboîtent la tête comme un béret. Il est tout renfrogné là-dessous, tout crispé.

La mère le regarde d’un air bon.

Le père fiente encore son jus de pipe qui tombe en s’enroulant et produit un bruit de limace écrasée.

« Et moi, se questionne Hélène, quelle touche puis-je bien avoir ? »

À force d’examiner les autres, elle finit par ne plus se percevoir. C’est un peu comme si elle s’absorbait. Il ne lui reste plus qu’un très vague arrière-goût d’elle-même au fond de la bouche.

Sa tête ressemble à ces boules rousses qu’on découvre dans les buissons au printemps. Hélène pense à ses seins entre lesquels il fait si chaud. Ce matin exhale la chaleur contenue dans son corsage. Il croupit dans une nuit crevée déjà par les yeux de l’aurore. La mère contemple toujours son fils.

« Comme elle l’aime ! » remarque Hélène.

Elle n’éprouve aucune jalousie, à peine un léger étonnement.

Petit Louis a tué des gens de loin ; et puis il est là, peureux et affolé, tellement pâle qu’on a envie de le gifler pour voir quatre traces roses sur ses joues.

Il dit à sa sœur :

— Eh bien, qu’as-tu à regarder maman de cette façon ? On a toujours l’impression que tu n’es pas satisfaite des gens et que tu les reconstruis à ton idée.

Hélène sourit d’un air énigmatique.

— Maman n’est pas les gens, murmure-t-elle.

— Pour toi on dirait que si, insiste Petit Louis.

Craignant que ses enfants se disputent, la mère ouvre la fenêtre au bruit. Le dehors sent la gare. Une odeur de bruine, de charbon mouillé, de train empli de sommeil s’engouffre dans la pièce. L’incendie étouffe au fond de l’horizon, mais sa clarté persiste dans les vitres.