Et puis, ça a été une coalition : la médiocrité, la guerre. Petit Louis est devenu une crapule avant de devenir un homme.
Le père s’en est aperçu. Il se demandait ce qu’il convenait de faire pour réagir. Sévir ? Mais ces garçons-là ont un peu de poil sous le nez et se cabrent à la moindre piqûre d’amour-propre. Discuter ? Le père ne sait pas. Les mots, pour lui, sont comme des petites tablettes huilées difficiles à saisir, impossibles à classer. Alors il a fermé les yeux obstinément et, lorsque le remords le tenaille, il l’assomme contre la montagne qu’il est en train de percer.
Ses compagnons le comprennent, car tous ont également quelque chose à oublier. Quelque chose qu’ils aimeraient défoncer à coup de pic. Ils connaissent leurs travers, mais se supportent gaillardement. L’amitié n’est-elle pas faite, avant tout, d’indulgence ?
« — Ton gamin, disaient certains, a tort de frayer avec cette milice, ça n’est pas très propre. Et puis peut-être qu’un jour… »
Alors le père buvait. Et lorsqu’il était ivre, le monde tournait dans le bon sens.
N’empêche que le jour de gloire est arrivé, tout de même. Il est là, étalé dans la rue, pas très propre, pas très beau, couleur de sang. Et Petit Louis, blême, le regarde horrifié.
Un trait de jour sertit les volumes extérieurs. Petit Louis s’accoude à la fenêtre.
La mère lui conseille :
— Attention à ne pas te montrer.
Vivement il se retire et se laisse tomber sur une chaise. Ses lèvres sont toutes blanches, ses joues deviennent exsangues.
— Les idiots ! gronde-t-il, ils sont tous à leurs fenêtres, moches comme des fesses. Leur joie est hideuse. Regardez leurs gueules ! Je me demande comment j’ai pu vivre au milieu d’eux si longtemps. Maintenant leur bidoche m’étouffe, il me semble que je suis prisonnier dans le frigo d’un abattoir. Avant, ils se piétinaient sur les places : Vive Pétain ! Aujourd’hui ils attendent…
— Ils crieront tout de même vive quelque chose, assure Hélène. C’est dans leur nature.
— Et dire qu’autrefois, je croyais faire partie de la foule, rêve Petit Louis. J’aimais courir les fêtes foraines, les cafés bondés, les spectacles. J’aimais me montrer. Il me semblait que tout ce qui existait, existait pour moi. Les femmes me souriaient, les hommes aussi parfois. Je ne pensais pas à les aimer ou à les haïr. Eux, c’était moi. Je me retrouvais à chaque pas dans les regards et dans les gestes d’autrui. Tiens, Hélène, je me souviens d’une fête foraine et d’un tir à la carabine. À chaque coup je foutais dans le 100, la bonne femme du tir applaudissait. Elle disait : « Ça c’est tapé ! » J’aurais pu lui dire n’importe quoi, elle aurait compris. Maintenant lorsque je m’adresse aux gens, j’ai l’impression de parler une autre langue qu’eux. Ils me regardent et baissent les yeux, leurs voix sont molles comme des voix de sourds, on dirait que je leur fais peur. Pourtant on ne voit pas ce que j’ai fait, dis, Hélène ? Les saletés n’éclaboussent pas ; le sang se lave, dis, Hélène ?
— Hélas non, assure Hélène.
Elle prend à pleine main la tignasse brune de son frère, c’est dur comme du poil de noix de coco. La mère pleure ; chez elle ça importe peu, car elle a l’émotion facile, mais tout de même cette fois c’est sérieux. Le père reboit du marc.
Petit Louis pose sa tête contre la poitrine de sa sœur.
— Je fais peur, gémit-il ; avoue, Hélène, que je fais peur.
— Oui, dit résolument Hélène.
— Pourquoi ! hurle Petit Louis. Mes actes tombent de moi, je ne les traîne pas à ma suite. Ils n’inscrivent rien sur ma figure, sur mes mains non plus ; regarde mes mains.
Hélène obéit. Les mains de Petit Louis sont lisses comme des gants de chevreau, à peine craquelées aux jointures.
— Tes actes, explique la fille, ne signifient rien, on ignore si tu as donné la mort, mais on devine que tu peux la donner et cela suffit.
— Parlez pas de ça, supplie la mère.
Elle a le mufle inondé de larmes épaisses, pareilles à de la transpiration ; elle ne songe pas à les essuyer, au fond elle en est un peu fière et elle les exhibe triomphalement.
Le père étudie le goût du marc. Sa langue se débat dans des saveurs d’alcool familières. Il écoute la légère brûlure d’estomac que lui chuchote l’alcool.
Et il éructe béatement, ému et comblé par le repentir de son fils.
— Pourtant, reprend Petit Louis, après un silence, je me sens normal. Alors je n’éprouve pas ce que je suis, dis, Hélène ? Dans moi il y a notre enfance. Je voudrais y retourner et y mourir. Mourir dans notre enfance, ça ne m’effraie pas, mais mourir maintenant, je n’en suis pas capable. J’ai envie de recommencer. Souviens-toi, en classe déjà j’étais comme ça ; dès le deuxième trimestre je me disais : « Oh, si tout pouvait reprendre dès le début », mais voilà on ne sait jamais lorsqu’un début s’achève… Dans la vie il est toujours trop tard. On est marqué ; on obéit à la facilité et, quand tout est fini, ça nous fait une chouette destinée, comme dit maman.
Flattée, la mère dit :
— Ça, c’est juste.
— Tu comprends, n’est-ce pas ? supplie Petit Louis.
Hélène fait signe que oui.
— T’es une bonne fille au fond, affirme-t-il.
— Pourquoi au fond ? questionne Hélène.
Petit Louis la regarde, un instant dérouté.
— Après tout, c’est vrai, concède le garçon, pourquoi au fond ?
Il sourit.
Hélène enchaîne, d’une voix prudente comme lorsqu’on n’a pas fini de penser ce que l’on énonce :
— Même ton sourire n’est pas sain.
— Là, tu exagères, intervient le père.
Petit Louis frappe la table violemment.
— Bon Dieu non, elle n’exagère pas ! Laisse-la dire. Elle me récite, la bougresse. Elle me sait comme une fable. Je vois bien que je suis cela (il se tord les mains) ; être cela et se sentir normal, crie-t-il à la face de son père, quelle tristesse, tu ne saisis pas ! Je suis bâti en saloperies. Et je l’admets sans pouvoir le comprendre…
Le père se lève. Comme il est grand !
— Eh bien, dit-il, fais quelque chose !
Petit Louis éclate en sanglots.
— Je peux pas, je peux pas, larmoie-t-il.
Et sur un ton étrange, en regardant les siens d’un air défiant :
— J’ai peur.
Hélène pense : « Il a peur. »
Ses yeux verdâtres, pailletés et radieux comme l’étincelle d’un étourdissement, dévorent l’effroi de Petit Louis et s’en délectent.
« Pas de pitié, décide-t-elle, pas de pitié ! Je ne mérite pas d’avoir pitié de mon frère. »
Elle relève le menton de Petit Louis.
— As-tu été amoureux ? demande-t-elle.
— J’aime pas l’amour, décide le garçon.
Il baisse le ton.
— J’ai honte après, confie-t-il à sa sœur.
Elle a un geste vague.
— Pas cela, dit Hélène. L’amour, l’autre… L’amour, quoi…
— Comment ça ? s’étonne Petit Louis.
— Tu n’as jamais regardé une femme en pensant que tu voudrais t’ouvrir le ventre pour lui faire cadeau de tes tripes ?
Le père se dit, désespéré : « Comment aurais-je pu élever correctement des enfants capables de penser ainsi ? »
Petit Louis montre ses dents, sans rire.
« Il est abominable », songe Hélène.
— T’es rien connarde, lâche-t-il au bout d’une hésitation. Là tu dérailles, tu fais dans le littéraire.