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- On cherche, dit Eugène.

- Tu as raison, je chercherai, répondit-il sans la moindre mauvaise humeur, sans paraître s'apercevoir que son frère refusait de lui fournir les premiers fonds.

C'étaient ces premiers fonds dont la pensée le brûlait maintenant. Son plan était fait; il le mûrissait chaque jour. Mais les premiers milliers de francs restaient introuvables. Ses volontés se tendirent davantage; il ne regarda plus les gens que d'une façon nerveuse et profonde, comme s'il eût cherché un prêteur dans le premier passant venu. Au logis, Angèle continuait à mener sa vie effacée et heureuse. Lui guettait une occasion, et ses rires de bon garçon devenaient plus aigus à mesure que cette occasion tardait à se présenter.

Aristide avait une soeur à Paris. Sidonie Rougon s'était mariée à un clerc d'avoué de Plassans qui était venu tenter avec elle, rue Saint-Honoré, le commerce des fruits du Midi. Quand son frère la retrouva, le mari avait disparu, et le magasin était mangé depuis longtemps. Elle habitait, rue du Faubourg-Poissonnière, un petit entresol, composé de trois pièces. Elle louait aussi la boutique du bas, située sous son appartement, une boutique étroite et mystérieuse, dans laquelle elle prétendait tenir un commerce de dentelles; il y avait effectivement dans la vitrine des bouts de guipure et de valencienne, pendus sur des tringles dorées; mais, à l'intérieur, on eût dit une antichambre, aux boiseries luisantes, sans la moindre apparence de marchandises. La porte et la vitrine étaient garnies de légers rideaux qui, mettant le magasin à l'abri des regards de la rue, achevaient de lui donner l'air discret et voilé d'une pièce d'attente, s'ouvrant sur quelque temple inconnu. Il était rare qu'on vit entrer une cliente chez Mme Sidonie; le plus souvent même, le bouton de la porte était enlevé. Dans le quartier, elle répétait qu'elle allait elle-même offrir ses dentelles aux femmes riches. L'aménagement de l'appartement lui avait seul fait, disait-elle, louer la boutique et l'entresol, qui communiquaient par un escalier caché dans le mur. En effet, la marchande de dentelles était toujours dehors; on la voyait dix fois en un jour pour sortir et rentrer, d'un air pressé. D'ailleurs, elle ne s'en tenait pas au commerce des dentelles; elle utilisait son entresol, elle l'emplissait de quelque solde ramassé on ne savait où. Elle y avait vendu des objets en caoutchouc, manteaux, souliers, bretelles, etc.; puis on y vit successivement une huile nouvelle pour faire pousser les cheveux, des appareils orthopédiques, une cafetière automatique, invention brevetée, dont l'exploitation lui donna bien du mal. Lorsque son frère vint la voir, elle plaçait des pianos, son entresol était encombré de ces instruments; il y avait des pianos jusque dans sa chambre à coucher, une chambre très coquettement ornée, et qui jurait avec le pêle-mêle boutiquier des deux autres pièces. Elle tenait ces deux commerces avec une méthode parfaite; les clients qui venaient pour les marchandises de l'entresol, entraient et sortaient par une porte cochère que la maison avait sur la rue Papillon ; il fallait être dans le mystère du petit escalier pour connaître le trafic en partie double de la marchande de dentelles. A l'entresol, elle se nommait madame Touche, du nom de son mari, tandis qu'elle n'avait mis que son prénom sur la porte du magasin, ce qui la faisait appeler généralement madame Sidonie.

Mme Sidonie avait trente-cinq ans; mais elle s'habillait avec une telle insouciance, elle était si peu femme dans les allures qu'on l'eût jugée beaucoup plus vieille. A la vérité, elle n'avait pas d'âge. Elle portait une éternelle robe noire, limée aux plis, fripée et blanchie par l'usage, rappelant ces robes d'avocats usées sur la barre. Coiffée d'un chapeau noir qui lui descendait jusqu'au front et lui cachait les cheveux, chaussée de gros souliers, elle trottait par les rues, tenant au bras un petit panier dont les anses étaient raccommodées avec des ficelles. Ce panier, qui ne la quittait jamais, était tout un monde. Quand elle l'entrouvrait, il en sortait des échantillons de toutes sortes, des agendas, des portefeuilles, et surtout des poignées de papiers timbrés, dont elle déchiffrait l'écriture illisible avec une dextérité particulière. Il y avait en elle du courtier et de l'huissier. Elle vivait dans les protêts, dans les assignations, dans les commandements; quand elle avait placé pour dix francs de pommade ou de dentelle, elle s'insinuait dans les bonnes grâces de sa cliente, devenait son homme d'affaires, courait pour elle les avoués, les avocats et les juges. Elle colportait ainsi des dossiers au fond de son panier pendant des semaines, se donnant un mal du diable, allant d'un bout de Paris à l'autre, d'un petit trot égal, sans jamais prendre une voiture. Il eût été difficile de dire quel profit elle tirait d'un pareil métier; elle le faisait d'abord par un goût instinctif des affaires véreuses, un amour de la chicane; puis elle y réalisait une foule de petits bénéfices: dîners pris à droite et à gauche, pièces de vingt sous ramassées çà et là. Mais le gain le plus clair était encore les confidences qu'elle recevait partout et qui la mettaient sur la piste des bons coups et des bonnes aubaines. Vivant chez les autres, dans les affaires des autres, elle était un véritable répertoire vivant d'offres et de demandes. Elle savait où il y avait une fille à marier tout de suite, une famille qui avait besoin de trois mille francs, un vieux monsieur qui prêterait bien les trois mille francs, mais sur des garanties solides, et à gros intérêts. Elle savait des choses plus délicates encore: les tristesses d'une dame blonde que son mari ne comprenait pas, et qui aspirait à être comprise; le secret désir d'une bonne mère rêvant de placer sa demoiselle avantageusement; les goûts d'un baron porté sur les petits soupers et les filles très jeunes. Et elle colportait, avec un sourire pâle, ces demandes et ces offres; elle faisait deux lieues pour aboucher les gens; elle envoyait le baron chez la bonne mère, décidait le vieux monsieur à prêter les trois mille francs à la famille gênée, trouvait des consolations pour la dame blonde et un époux peu scrupuleux pour la fille à marier. Elle avait aussi de grandes affaires, des affaires qu'elle pouvait avouer tout haut, et dont elle rebattait les oreilles des gens qui l'approchaient: un long procès qu'une famille noble ruinée l'avait chargée de suivre, et une dette contractée par l'Angleterre vis-à-vis de la France, du temps des Stuarts, et dont le chiffre, avec les intérêts composés, montait à près de trois milliards. Cette dette de trois milliards était son dada; elle expliquait le cas avec un grand luxe de détails, faisait tout un cours d'histoire, et des rougeurs d'enthousiasme montaient à ses joues, molles et jaunes d'ordinaire comme de la cire. Parfois, entre une course chez un huissier et une visite à une amie, elle plaçait une cafetière, un manteau de caoutchouc, elle vendait un coupon de dentelle, elle mettait un piano en location. C'était le moindre de ses soucis. Puis elle accourait vite à son magasin, où une cliente lui avait donné rendez-vous pour voir une pièce de Chantilly. La cliente arrivait, se glissait comme une ombre dans la boutique discrète et voilée. Et il n'était pas rare qu'un monsieur entrant par la porte cochère de la rue Papillon, vînt en même temps voir les pianos de Mme Touche, à l'entresol.