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A l'intérieur de l'hôtel, se trouvait une cour carrée, entourée d'arcades, une réduction de la place Royale, dallée d'énormes pavés, ce qui achevait de donner à cette maison morte l'apparence d'un cloître. En face du porche, une fontaine, une tête de lion à demi effacée, et dont on ne voyait plus que la gueule entrouverte jetait, par un tube de fer, une eau lourde et monotone, dans une auge verte de mousse, polie sur les bords par l'usure. Cette eau était glaciale. Des herbes poussaient entre les pavés. L'été, un mince coin de soleil descendait dans la cour, et cette visite rare avait blanchi un angle de la façade, au midi, tandis que les trois autres pans, moroses et noirâtres, étaient zébrés de moisissures. Là, au fond de cette cour fraîche et muette comme un puits, éclairée d'un jour blanc d'hiver, on se serait cru à mille lieues de ce nouveau Paris où flambaient toutes les chaudes jouissances, dans le vacarme des millions.

Les appartements de l'hôtel avaient le calme triste, la solennité froide de la cour. Desservis par un large escalier à rampe de fer, où les pas et la toux des visiteurs sonnaient comme sous une voûte d'église, ils s'étendaient en longues enfilades de vastes et hautes pièces, dans lesquelles se perdaient de vieux meubles, de bois sombre et trapu; et le demi-jour n'était peuplé que par les personnages des tapisseries, dont on apercevait vaguement les grands corps blêmes. Tout le luxe de l'ancienne bourgeoisie parisienne était là, un luxe inusable et sans mollesse, des sièges dont le chêne est recouvert à peine d'un peu d'étoupe, des lits aux étoffes rigides, des bahuts à linge où la rudesse des planches compromettrait singulièrement la frêle existence des robes modernes. M. Béraud du Châtel avait choisi son appartement dans la partie la plus noire de l'hôtel, entre la rue et la cour, au premier étage. Il se trouvait là dans un cadre merveilleux de recueillement, de silence et d'ombre. Quand il poussait les portes, traversant la solennité des pièces de son pas lent et grave, on l'eût pris pour un de ces membres des vieux parlements dont on voyait les portraits accrochés aux murs, rentrant chez lui tout songeur après avoir discuté et refusé de signer un édit du roi.

Mais dans cette maison morte, dans ce cloître, il y avait un nid chaud et vibrant, un trou de soleil et de gaieté, un coin d'adorable enfance, de grand air, de lumière large. Il fallait monter une foule de petits escaliers, filer le long de dix à douze corridors, redescendre, remonter encore, faire un véritable voyage, et l'on arrivait enfin à une vaste chambre, à une sorte de belvédère bâti sur le toit, derrière l'hôtel, au-dessus du quai de Béthune. Elle était en plein midi. La fenêtre s'ouvrait si grande, que le ciel, avec tous ses rayons, tout son air, tout son bleu, semblait y entrer. Perchée comme un pigeonnier, elle avait de longues caisses de fleurs, une immense volière, et pas un meuble. On avait simplement étalé une natte sur le carreau. C'était la « chambre des enfants ». Dans tout l'hôtel, on la connaissait, on la désignait sous ce nom. La maison était si froide, la cour si humide, que la tante Elisabeth avait redouté pour Christine et Renée ce souffle frais qui tombait des murs; maintes fois, elle avait grondé les gamines qui couraient sous les arcades et qui prenaient plaisir à tremper leurs petits bras dans l'eau glacée de la fontaine. Alors, l'idée lui était venue de faire disposer pour elles ce grenier perdu, le seul coin où le soleil entrât et se réjouît, solitaire, depuis bientôt deux siècles, au milieu des toiles d'araignées. Elle leur donna une natte, des oiseaux, des fleurs. Les gamines furent enthousiasmées. Pendant les vacances, Renée vivait là, dans le bain jaune de ce bon soleil, qui semblait heureux de la toilette qu'on avait faite à sa retraite et des deux têtes blondes qu'on lui envoyait. La chambre devint un paradis, toute résonnante du chant des oiseaux et du babil des petites. On la leur avait cédée en toute propriété. Elles disaient « notre chambre »; elles étaient chez elles; elles allaient jusqu'à s'y enfermer à clef pour se bien prouver qu'elles en étaient les uniques maîtresses. Quel coin de bonheur! Un massacre de joujoux râlait sur la natte, dans le soleil clair.

Et la grande joie de la chambre des enfants était encore le vaste horizon. Des autres fenêtres de l'hôtel, on ne voyait en face de soi que des murs noirs, à quelques pieds. Mais, de celle-ci, on apercevait tout ce bout de Seine, tout ce bout de Paris qui s'étend de la Cité au pont de Bercy, plat et immense, et qui ressemble à quelque originale cité de Hollande. En bas, sur le quai de Béthune, il y avait des baraques de bois à moitié effondrées, des entassements de poutres et de toits crevés, parmi lesquels les enfants s'amusaient souvent à regarder courir des rats énormes, qu'elles redoutaient vaguement de voir grimper le long des hautes murailles. Mais, au-delà, l'enchantement commençait. L'estacade, étageant ses madriers, ses contreforts de cathédrale gothique, et le pont de Constantine, léger, se balançant comme une dentelle sous les pieds des passants se coupaient à angle droit, paraissaient barrer et retenir la masse énorme de la rivière. En face, les arbres de la Halle aux vins, et plus loin les massifs du Jardin des plantes, verdissaient, s'étalaient jusqu'à l'horizon: tandis que, de l'autre côté de l'eau, le quai Henri-IV et le quai de la Rapée alignaient leurs constructions basses et inégales, leur rangée de maisons qui, de haut, ressemblaient aux petites maisons de bois et de carton que les gamines avaient dans des boîtes.

Au fond, à droite, le toit ardoisé de la Salpêtrière bleuissait au-dessus des arbres. Puis, au milieu, descendant jusqu'à la Seine, les larges berges pavées faisaient deux longues routes grises que tachait çà et là la marbrure d'une file de tonneaux, d'un chariot attelé, d'un bateau de bois ou de charbon vidé à terre. Mais l'âme de tout cela, l'âme qui emplissait le paysage, c'était la Seine, la rivière vivante; elle venait de loin, du bord vague et tremblant de l'horizon, elle sortait de là-bas, du rêve, pour couler droit aux enfants, dans sa majesté tranquille, dans son gonflement puissant, qui s'épanouissait, s'élargissait en nappe à leurs pieds, à la pointe de l'île. Les deux ponts qui la coupaient, le pont de Bercy et le pont d'Austerlitz, semblaient des arrêts nécessaires, chargés de la contenir, de l'empêcher de monter jusque dans la chambre. Les petites aimaient la géante, elles s'emplissaient les yeux de sa coulée colossale, de cet éternel flot grondant qui roulait vers elles, comme pour les atteindre, et qu'elles sentaient se fendre et disparaître à droite et à gauche, dans l'inconnu, avec une douceur de titan dompté. Par les beaux jours, par les matinées de ciel bleu, elles se trouvaient ravies des belles robes de la Seine; c'étaient des robes changeantes qui passaient du bleu au vert, avec mille teintes d'une délicatesse infinie; on aurait dit de la soie mouchetée de flammes blanches, avec des ruches de satin ; et les bateaux qui s'abritaient aux deux rives la bordaient d'un ruban de velours noir. Au loin, surtout, l'étoffe devenait admirable et précieuse, comme la gaze enchantée d'une tunique de fée; après la bande de Satin gros vert, dont l'ombre des ponts serrait la Seine, il y avait des plastrons d'or, des pans d'une étoffe plissée couleur de soleil. Le ciel immense, sur cette eau, ces files basses de maisons, ces verdures des deux parcs, se creusait.