Paris s'abîmait alors dans un nuage de plâtre. Les temps prédits par Saccard, sur les buttes Montmartre, étaient venus. On taillait la cité à coups de sabre, et il était de toutes les entailles, de toutes les blessures. Il avait des décombres à lui aux quatre coins de la ville. Rue de Rome, il fut mêlé à cette étonnante histoire du trou qu'une compagnie creusa, pour transporter cinq ou six mille mètres cubes de terre et faire croire à des travaux gigantesques, et qu'on dut ensuite reboucher, en rapportant la terre de Saint-Ouen, lorsque la compagnie eut fait faillite. Lui s'en tira la conscience nette, les poches pleines, grâce à son frère Eugène, qui voulut bien intervenir. A Chaillot, il aida à éventrer la butte, à la jeter dans un bas-fond, pour faire passer le boulevard qui va de l'Arc-de- Triomphe au pont de l'Alma. Du côté de Passy, ce fut lui qui eut l'idée de semer les déblais du Trocadéro sur le plateau, de sorte que la bonne terre se trouve aujourd'hui à deux mètres de profondeur, et que l'herbe elle-même refuse de pousser dans ces gravats. On l'aurait retrouvé sur vingt points à la fois, à tous les endroits où il y avait quelque obstacle insurmontable, un déblai dont on ne savait que faire, un remblai qu'on ne pouvait exécuter, un bon amas de terre et de plâtras où s'impatientait la hâte fébrile des ingénieurs, que lui fouillait de ses ongles, et dans lequel il finissait toujours par trouver quelque pot-de-vin ou quelque opération de sa façon. Le même jour, il courait des travaux de l'Arc-de-Triomphe à ceux du boulevard Saint-Michel, des déblais du boulevard Malesherbes aux remblais de Chaillot, traînant avec lui une armée d'ouvriers, d'huissiers, d'actionnaires, de dupes et de fripons.
Mais sa gloire la plus pure était le Crédit viticole, qu'il avait fondé avec Toutin- Laroche. Celui-ci s'en trouvait le directeur officiel; lui ne paraissait que comme membre du conseil de surveillance. Eugène, en cette circonstance, avait encore donné un bon coup de main à son frère. Grâce à lui, le gouvernement autorisa la compagnie, et la surveilla avec une grande bonhomie. En une délicate circonstance, comme un journal mal pensant se permettait de critiquer une opération de cette compagnie, le Moniteur alla jusqu'à publier une note interdisant toute discussion sur une maison si honorable, et que l'Etat daignait patronner. Le Crédit viticole s'appuyait sur un excellent système financier: il prêtait aux cultivateurs la moitié du prix d'estimation de leurs biens, garantissait le prêt par une hypothèque, et touchait des emprunteurs les intérêts, augmentés d'un acompte d'amortissement. Jamais mécanisme ne fut plus digne ni plus sage. Eugène avait déclaré à son frère, avec un fin sourire, que les Tuileries voulaient qu'on fut honnête.
Toutin-Laroche interpréta ce désir en laissant fonctionner tranquillement la machine des prêts aux cultivateurs, et en établissant à côté une maison de banque qui attirait à elle les capitaux et qui jouait avec fièvre, se lançant dans toutes les aventures. Grâce à l'impulsion formidable que le directeur lui donna, le Crédit viticole eut bientôt une réputation de solidité et de prospérité à toute épreuve. Au début, pour lancer d'un coup, à la Bourse, une masse d'actions fraîchement détachées de la souche, et leur donner l'aspect de titres ayant déjà beaucoup circulé, Saccard eut l'ingéniosité de les faire piétiner et battre, pendant toute une nuit, par les garçons de recette armés de balais de bouleau. On eût dit une succursale de la Banque. L'hôtel, occupé par les bureaux, avec sa cour pleine d'équipages, ses grillages sévères, son large perron et son escalier monumental, ses enfilades de cabinets luxueux, son monde d'employés et de laquais en livrée, semblait être le temple grave et digne de l'argent; et rien ne frappait le public d'une émotion plus religieuse que le sanctuaire, que la Caisse, où conduisait un corridor d'une nudité sacrée, et où l'on apercevait le coffre-fort, le dieu, accroupi, scellé au mur, trapu et dormant, avec ses trois serrures, ses flancs épais, son air de brute divine.
Saccard maquignonna une grosse affaire avec la Ville. Celle-ci, obérée, écrasée par sa dette, entraînée dans cette danse des millions qu'elle avait mise en branle, pour plaire à l'empereur et remplir certaines poches, en était réduite aux emprunts déguisés, ne voulant pas avouer ses fièvres chaudes, sa folie de la pioche et du moellon. Elle venait de créer alors ce qu'on nommait des bons de délégation, de véritables lettres de change à longue date, pour payer les entrepreneurs le jour même de la signature des traités, et leur permettre ainsi de trouver des fonds en négociant les bons. Le Crédit viticole avait gracieusement accepté ce papier de la main des entrepreneurs. Le jour où la Ville manqua d'argent, Saccard alla la tenter. Une somme considérable lui fut avancée, sur une émission de bons de délégation, que M. Toutin-Laroche jura tenir de compagnies concessionnaires, et qu'il traîna dans tous les ruisseaux de la spéculation. Le Crédit viticole était désormais inattaquable; il tenait Paris à la gorge. Le directeur ne parlait plus qu'avec un sourire de la fameuse Société générale des ports du Maroc; elle vivait pourtant toujours, et les journaux continuaient à célébrer régulièrement les grandes stations commerciales. Un jour que M. Toutin-Laroche engageait Saccard à prendre des actions de cette société, celui-ci lui rit au nez, en lui demandant s'il le croyait assez bête pour placer son argent dans la « Compagnie générale des Mille et une Nuits ».
Jusque-là, Saccard avait joué heureusement, à coup sûr, trichant, se vendant, bénéficiant sur les marchés, tirant un gain quelconque de chacune de ses opérations. Bientôt cet agiotage ne lui suffit plus, il dédaigna de glaner, de ramasser l'or que les Toutin-Laroche et les baron Gouraud laissaient tomber derrière eux. Il mit les bras dans le sac jusqu'à l'épaule. Il s'associa avec les Mignon, Charrier et Cie, ces fameux entrepreneurs alors à leurs débuts et qui devaient réaliser des fortunes colossales. La Ville s'était déjà décidée à ne plus exécuter elle-même les travaux, à céder les boulevards à forfait. Les compagnies concessionnaires s'engageaient à lui livrer une voie toute faite, arbres plantés, bancs et becs de gaz posés, moyennant une indemnité convenue; quelquefois même, elles donnaient la voie pour rien: elles se trouvaient largement payées par les terrains en bordure, qu'elles retenaient et qu'elles frappaient d'une plus-value considérable. La fièvre de spéculation sur les terrains, la hausse furieuse sur les immeubles datent de cette époque. Saccard, par ses attaches, obtint la concession de trois tronçons de boulevard. Il fut l'âme ardente et un peu brouillonne de l'association. Les sieurs Mignon et Charrier, ses créatures dans les commencements, étaient de gros et rusés compères, des maîtres maçons qui connaissaient le prix de l'argent. Ils riaient en dessous devant les équipages de Saccard; ils gardaient le plus souvent leurs blouses, ne refusaient pas un coup de main à un ouvrier, rentraient chez eux couverts de plâtre. Ils étaient de Langres tous les deux. Ils apportaient, dans ce Paris brûlant et inassouvi, leur prudence de Champenois, leur cerveau calme, peu ouvert, peu intelligent, mais très apte à profiter des occasions pour s'emplir les poches, quitte à jouir plus tard. Si Saccard lança l'affaire, l'anima de sa flamme, de sa rage d'appétits, les sieurs Mignon et Charrier, par leur terre à terre, leur administration routinière et étroite, l'empêchèrent vingt fois de culbuter dans les imaginations étonnantes de leur associé. Jamais ils ne consentirent à avoir les bureaux superbes, l'hôtel qu'il voulait bâtir pour étonner Paris. Ils refusèrent également les spéculations secondaires qui poussaient chaque matin dans sa tête: construction de salles de concert, de vastes maisons de bains, sur les terrains en bordure; chemins de fer suivant la ligne des nouveaux boulevards; galeries vitrées, décuplant le loyer des boutiques, et permettant de circuler dans Paris sans être mouillé. Les entrepreneurs, pour couper court à ces projets qui les effrayaient, décidèrent que les terrains en bordure seraient partagés entre les trois associés, et que chacun d'eux en ferait ce qu'il voudrait. Eux continuèrent à vendre sagement leurs lots. Lui fit bâtir. Son cerveau bouillait. Il eût proposé sans rire de mettre Paris sous une immense cloche, pour le changer en serre chaude, et y cultiver les ananas et la canne à sucre.