D'ailleurs, elle n'en était qu'à la page commune. Elle causait volontiers, à demi-voix, avec des rires, des cas extraordinaires de la tendre amitié de Suzanne Haffner et d'Adeline d'Espanet, du métier délicat de Mme de Lauwerens, des baisers à prix fixe de la comtesse Vanska; mais elle regardait encore ces choses de loin, avec la vague idée d'y goûter peut-être, et ce désir indéterminé, qui montait en elle aux heures mauvaises, grandissait encore cette anxiété turbulente, cette recherche effarée d'une jouissance unique, exquise, où elle mordrait toute seule. Ses premiers amants ne l'avaient pas gâtée; trois fois elle s'était crue prise d'une grande passion; l'amour éclatait dans sa tête comme un pétard, dont les étincelles n'allaient pas jusqu'au coeur. Elle était folle un mois, s'affichait avec son cher seigneur dans tout Paris; puis, un matin, au milieu du tapage de sa tendresse, elle sentait un silence écrasant, un vide immense. Le premier, le jeune duc de Rozan, ne fut guère qu'un déjeuner de soleil; Renée, qui l'avait remarqué pour sa douceur et sa tenue excellente, le trouva en tête-à-tête absolument nul, déteint, assommant.
M. Simpson, attaché à l'ambassade américaine, qui vint ensuite, faillit la battre, et dut à cela de rester plus d'un an avec elle. Puis, elle accueillit le comte de Chibray, un aide de camp de l'empereur, bel homme vaniteux qui commençait à lui peser singulièrement lorsque la duchesse de Sternich s'avisa de s'en amouracher et de le lui prendre; alors elle le pleura, elle fit entendre à ses amis que son coeur était broyé, qu'elle n'aimerait plus. Elle en arriva ainsi à M. de Mussy, l'être le plus insignifiant du monde, un jeune homme qui faisait son chemin dans la diplomatie en conduisant le cotillon avec des grâces particulières; elle ne sut jamais bien comment elle s'était livrée à lui, et le garda longtemps, prise de paresse, dégoûtée d'un inconnu qu'on découvre en une heure, attendant, pour se donner les soucis d'un changement, de rencontrer quelque aventure extraordinaire. A vingt-huit ans, elle était déjà horriblement lasse. L'ennui lui paraissait d'autant plus insupportable, que ses vertus bourgeoises profitaient des heures où elle s'ennuyait pour se plaindre et l'inquiéter. Elle fermait sa porte, elle avait des migraines affreuses. Puis, quand la porte se rouvrait, c'était un flot de soie et de dentelles qui s'en échappait à grand tapage, une créature de luxe et de joie, sans un souci ni une rougeur au front.
Dans sa vie banale et mondaine, elle avait eu cependant un roman. Un jour, au crépuscule, comme elle était sortie à pied pour aller voir son père, qui n'aimait pas à sa porte le bruit des voitures, elle s'aperçut, au retour, sur le quai Saint-Paul, qu'elle était suivie par un jeune homme. Il faisait chaud; le jour mourait avec une douceur amoureuse. Elle qu'on ne suivait qu'à cheval, dans les allées du Bois, elle trouva l'aventure piquante, elle en fut flattée comme d'un hommage nouveau, un peu brutal, mais dont la grossièreté même la chatouillait. Au lieu de rentrer chez elle, elle prit la rue du Temple, promenant son galant le long des boulevards. Cependant l'homme s'enhardit, devint si pressant, que Renée un peu interdite, perdant la tête, suivit la rue du Faubourg-Poissonnière et se réfugia dans la boutique de la soeur de son mari. L'homme entra derrière elle. Mme Sidonie sourit, parut comprendre et les laissa seuls. Et comme Renée voulait la suivre, l'inconnu la retint, lui parla avec une politesse émue, gagna son pardon. C'était un employé qui s'appelait Georges, et auquel elle ne demanda jamais son nom de famille.
Elle vint le voir deux fois; elle entrait par le magasin, il arrivait par la rue Papillon. Cet amour de rencontre, trouvé et accepté dans la rue, fut un de ses plaisirs les plus vifs. Elle y songea toujours, avec quelque honte, mais avec un singulier sourire de regret. Mme Sidonie gagna à l'aventure d'être enfin la complice de la seconde femme de son frère, un rôle qu'elle ambitionnait depuis le jour du mariage.
Cette pauvre Mme Sidonie avait eu un mécompte. Tout en maquignonnant le mariage, elle espérait épouser un peu Renée, elle aussi, en faire une de ses clientes, tirer d'elle une foule de bénéfices. Elle jugeait les femmes au coup d'oeil, comme les connaisseurs jugent les chevaux. Aussi sa consternation fut grande, lorsque, après avoir laissé un mois au ménage pour s'installer, elle comprit qu'elle arrivait déjà trop tard, en apercevant Mme de Lauwerens trônant au milieu du salon. Cette dernière, belle femme de vingt-six ans, faisait métier de lancer les nouvelles venues. Elle appartenait à une très ancienne famille, était mariée à un homme de la haute finance, qui avait le tort de refuser le paiement des mémoires de modiste et de tailleur. La dame, personne fort intelligente, battait monnaie, s'entretenait elle-même. Elle avait horreur des hommes, disait-elle; mais elle en fournissait à toutes ses amies; il y en avait toujours un achalandage complet dans l'appartement qu'elle occupait rue de Provence, au dessus des bureaux de son mari. On y faisait de petits goûters. On s'y rencontrait d'une façon imprévue et charmante. Il n'y avait aucun mal à une jeune fille d'aller voir sa chère Mme de Lauwerens, et tant pis si le hasard amenait là des hommes, très respectueux d'ailleurs, et du meilleur monde. La maîtresse de la maison était adorable dans ses grands peignoirs de dentelle. Souvent un visiteur l'aurait choisie de préférence, en dehors de sa collection de blondes et de brunes. Mais la chronique assurait qu'elle était d'une sagesse absolue. Tout le secret de l'affaire était là. Elle conservait sa haute situation dans le monde, avait pour amis tous les hommes, gardait son orgueil de femme honnête, goûtait une secrète joie à faire tomber les autres et à tirer profit de leurs chutes. Lorsque Mme Sidonie se fut expliqué le mécanisme de l'invention nouvelle, elle fut navrée. C'était l'école classique, la femme en vieille robe noire portant des billets doux au fond de son cabas, mise en face de l'école moderne, de la grande dame qui vend ses amies dans son boudoir en buvant une tasse de thé. L'école moderne triompha. Mme Lauwerens eut un regard froid pour la toilette fripée de Mme Sidonie, dans laquelle elle flaira une rivale. Et ce fut de sa main que Renée reçut son premier ami le jeune duc de Rozan, que la belle financière plaçait très difficilement. L'école classique ne l'emporta que plus tard, lorsque Mme Sidonie prêta son entresol au caprice de sa belle-soeur pour l'inconnu du quai Saint-Paul. Elle resta sa confidente.
Mais un des fidèles de Mme Sidonie fut Maxime. Dés quinze ans, il allait rôder chez sa tante, flairant les gants oubliés qu'il rencontrait sur les meubles. Celle-ci, qui détestait les situations franches et qui n'avouait jamais ses complaisances, finit par lui prêter les clefs de son appartement, certains jours, disant qu'elle resterait jusqu'au lendemain à la campagne. Maxime parlait d'amis à recevoir qu'il n'osait faire venir chez son père. Ce fut dans l'entresol de la rue du Fauhourg-Poissonnière qu'il passa plusieurs nuits avec cette pauvre fille qu'on dut envoyer à la campagne. Mme Sidonie empruntait de l'argent à son neveu, se pâmait devant lui, en murmurant de sa voix douce qu'il était « sans un poil, rose comme un Amour ».