L'appartement, très riche, avait des coins de bohème, où l'on retrouvait la cabotine. C'était surtout là que les narines roses de Renée frémissaient, et qu'elle forçait son compagnon à marcher doucement, pour ne rien perdre des choses ni de leur odeur. Elle s'oublia particulièrement dans un cabinet de toilette, laissé grand ouvert par Blanche Muller, qui, lorsqu'elle recevait, livrait à ses convives jusqu'à son alcôve, où l'on poussait le lit pour établir des tables de jeu. Mais le cabinet ne la satisfit pas; il lui parut commun et même un peu sale, avec son tapis que des bouts de cigarettes avaient criblé de petites brûlures rondes, et ses tentures de soie bleue tachées de pommade, piquées par les éclaboussures du savon. Puis, quand elle eut bien inspecté les lieux, mis les moindres détails du logis dans sa mémoire, pour les décrire plus tard à ses intimes, elle passa aux personnages. Les hommes, elle les connaissait; c'étaient, pour la plupart, les mêmes jeunes viveurs qui venaient à ses jeudis. Elle se croyait dans son salon, par moments, lorsqu'elle se trouvait en face d'un groupe d'habits noirs souriants, qui, la veille, avaient, chez elle, le même sourire, en parlant à la marquise d'Espanet ou à la blonde Mme Haffner. Et lorsqu'elle regardait les femmes, l'illusion ne cessait pas complètement. Laure d'Aurigny était en jaune comme Suzanne Haffner, et Blanche Muller avait, comme Adeline d'Espanet, une robe blanche qui la décolletait jusqu'au milieu du dos. Enfin, Maxime demanda grâce, et elle voulut bien s'asseoir avec lui sur une causeuse. Ils restèrent là un instant, le jeune homme bâillant, la jeune femme lui demandant les noms de ces dames, les déshabillant du regard, comptant les mètres de dentelles qu'elles avaient autour de leurs jupes. Comme il la vit plongée dans cette étude grave, il finit par s'échapper, obéissant à un appel que Laure d'Aurigny lui faisait de la main. Elle le plaisanta sur la dame qu'il avait au bras. Puis elle lui fit jurer de venir les rejoindre, vers une heure, au café Anglais.
- Ton père en sera, lui cria-t-elle, au moment où il rejoignait Renée.
Celle-ci se trouvait entourée d'un groupe de femmes qui riaient très fort, tandis que M. de Saffré avait profité de la place laissée libre par Maxime pour se glisser à côté d'elle et lui dire des galanteries de cocher. Puis M. de Saffré et les femmes, tout ce monde s'était mis à crier, à se taper sur les cuisses, si bien que Renée, les oreilles brisées, bâillant à son tour, se leva en disant à son compagnon:
- Allons-nous-en, ils sont trop bêtes!
Comme ils sortaient, M. de Mussy entra. Il parut enchanté de rencontrer Maxime, et, sans faire attention à la femme masquée qui était avec lui.
- Ah! mon ami, murmura-t-il d'un air langoureux, elle me fera mourir. Je sais qu'elle va mieux, et elle me ferme toujours sa porte. Dites-lui bien que vous m'avez vu les larmes aux yeux.
- Soyez tranquille, votre commission sera faite, dit le jeune homme avec un rire singulier.
Et, dans l'escalier:
- Eh bien, belle-maman, ce pauvre garçon ne t'a pas touchée?
Elle haussa les épaules, sans répondre. En bas, sur le trottoir, elle s'arrêta avant de monter dans le fiacre qui les avait attendus, regardant d'un air hésitant du côté de la Madeleine et du côté du boulevard des Italiens. Il était à peine onze heures et demie, le boulevard avait encore une grande animation.
- Alors, nous allons rentrer, murmura-t-elle avec regret.
- A moins que tu ne veuilles suivre un instant les boulevards en voiture, répondit Maxime.
Elle accepta. Son régal de femme curieuse tournait mal, et elle se désespérait de rentrer ainsi avec une illusion de moins et un commencement de migraine. Elle avait cru longtemps qu'un bal d'actrices était drôle à mourir. Le printemps, comme il arrive parfois dans les derniers jours d'octobre, semblait être revenu; la nuit avait des tiédeurs de mai; et les quelques frissons froids qui passaient mettaient dans l'air une gaieté de plus. Renée, la tête à la portière, resta silencieuse, regardant la foule, les cafés, les restaurants, dont la file interminable courait devant elle. Elle était devenue toute sérieuse, perdue au fond de ces vagues souhaits dont s'emplissent les rêveries de femmes. Ce large trottoir que balayaient les robes des filles, et où les bottes des hommes sonnaient avec des familiarités particulières, cette asphalte grise où lui semblait passer le galop des plaisirs et des amours faciles, réveillaient ses désirs endormis, lui faisaient oublier ce bal idiot dont elle sortait, pour lui laisser entrevoir d'autres joies de plus haut goût. Aux fenêtres des cabinets de Brébant, elle aperçut des ombres de femmes sur la blancheur des rideaux. Et Maxime lui conta une histoire très risquée, d'un mari trompé qui avait ainsi surpris, sur un rideau, l'ombre de sa femme en flagrant délit avec l'ombre d'un amant. Elle l'écoutait à peine. Lui, s'égaya, finit par lui prendre les mains, par la taquiner, en lui parlant de ce pauvre M. de Mussy.
Comme ils revenaient et qu'ils repassaient devant Brébant:
- Sais-tu, dit-elle tout à coup, que M. de Saffré m'a invitée à souper, ce soir?
- Oh! tu aurais mal mangé, répliqua-t-il en riant. Saffré n'a pas la moindre imagination culinaire. Il en est encore à la salade de homard.
- Non, non, il parlait d'huîtres et de perdreau froid... Mais il m'a tutoyée, et cela m'a gênée...
Elle se tut, regarda encore le boulevard, et ajouta après un silence, d'un air désolé:
- Le pis est que j'ai une faim atroce.
- Comment, tu as faim! s'écria le jeune homme. C'est bien simple, nous allons souper ensemble. Veux-tu?
Il dit cela tranquillement, mais elle refusa d'abord, assura que Céleste lui avait préparé une collation à l'hôtel. Cependant, ne voulant pas aller au café Anglais, il avait fait arrêter la voiture au coin de la rue Le Peletier, devant le restaurant du café Riche; il était même descendu, et comme sa belle-mère hésitait encore.
- Après ça, dit-il, si tu as peur que je te compromette, dis-le... Je vais monter à côté du cocher et te reconduire à ton mari.
Elle sourit, elle descendit du fiacre avec des mines d'oiseau qui craint de se mouiller les pattes. Elle était radieuse. Ce trottoir qu'elle sentait sous ses pieds lui chauffait les talons, lui donnait, à fleur de peau, un délicieux frisson de peur et de caprice contenté. Depuis que le fiacre roulait, elle avait une envie folle d'y sauter. Elle le traversa à petits pas, furtivement, comme si elle eût goûté un plaisir plus vif à redouter d'y être vue. Son escapade tournait décidément à l'aventure. Certes, elle ne regrettait pas d'avoir refusé l'invitation brutale de M. de Saffré. Mais elle serait rentrée horriblement maussade si Maxime n'avait eu l'idée de lui faire goûter au fruit défendu. Celui-ci monta l'escalier vivement, comme s'il était chez lui. Elle le suivit en soufflant un peu. De légers fumets de marée et de gibier traînaient, et le tapis, que des baguettes de cuivre tendaient sur les marches, avait une odeur de poussière qui redoublait son émotion.