Quand Maxime vint la chercher à la fenêtre, où elle s'oubliait, il eut un sourire, en regardant une des croisées entrouvertes du café Anglais; l'idée que son père y soupait de son côté lui parut comique; mais il avait, ce soir-là, des pudeurs particulières qui gênaient ses plaisanteries habituelles. Renée ne quitta la rampe qu'à regret. Une ivresse, une langueur montaient des profondeurs plus vagues du boulevard. Dans ce ronflement affaibli des voitures, dans l'effacement des clartés vives, il y avait un appel caressant à la volupté et au sommeil. Les chuchotements qui couraient, les groupes arrêtés dans un coin d'ombre faisaient du trottoir le corridor de quelque grande auberge à l'heure où les voyageurs gagnent leur lit de rencontre. Les lueurs et les bruits allaient toujours en se mourant, la ville s'endormait, des souffles de tendresse passaient sur les toits.
Lorsque la jeune femme se retourna, la lumière du petit lustre lui fit cligner les paupières. Elle était un peu pâle, maintenant, avec de courts frissons aux coins des lèvres. Charles disposait le dessert; il sortait, rentrait encore, faisait battre la porte, lentement, avec son flegme d'homme comme il faut.
- Mais je n'ai plus faim! s'écria Renée, enlevez toutes ces assiettes et donnez- nous le café.
Le garçon, habitué aux caprices de ses clientes, enleva le dessert et versa le café. Il emplissait le cabinet de son importance.
- Je t'en prie, mets-le à la porte, dit à Maxime la jeune femme, dont le coeur tournait.
Maxime le congédia; mais il avait à peine disparu qu'il revint une fois encore pour fermer hermétiquement les grands rideaux de la fenêtre d'un air discret. Quand il se fut enfin retiré, le jeune homme, que l'impatience prenait, lui aussi, se leva, et, allant à la porte:
- Attends, dit-il, j'ai un moyen pour qu'il nous lâche.
Et il poussa le verrou.
- C'est ça, reprit-elle, nous sommes chez nous, au moins.
Leurs confidences, leurs bavardages de bons camarades recommencèrent. Maxime avait allumé un cigare. Renée buvait son café à petits coups et se permettait même un verre de chartreuse. La pièce s'échauffait, s'emplissait d'une fumée bleuâtre. Elle finit par mettre les coudes sur la table et par appuyer son menton entre ses deux poings à demi fermés. Dans cette légère étreinte, sa bouche se rapetissait, ses joues remontaient un peu, et ses yeux, plus minces, luisaient davantage. Ainsi chiffonnée, sa petite figure était adorable, sous la pluie de frisons dorés qui lui descendaient maintenant jusque dans les sourcils. Maxime la regardait à travers la fumée de son cigare. Il la trouvait originale. Par moments, il n'était plus bien sûr de son sexe; la grande ride qui lui traversait le front, l'avancement boudeur de ses lèvres, son air indécis de myope en faisaient un grand jeune homme; d'autant plus que sa longue blouse de satin noir allait si haut, qu'on voyait à peine, sous le menton, une ligne du cou blanche et grasse. Elle se laissait regarder avec un sourire, ne bougeant plus la tête, le regard perdu, la parole ralentie.
Puis elle eut un brusque réveiclass="underline" elle alla regarder la glace, vers laquelle ses yeux vagues se tournaient depuis un instant. Elle se haussa sur la pointe des pieds, appuya ses mains au bord de la cheminée, pour lire ces signatures, ces mots risqués qui l'avaient effarouchée, avant le souper. Elle épelait les syllabes avec quelques difficulté, riait, lisait toujours, comme un collégien qui tourne les pages d'un Piron dans son pupitre.
- « Ernest et Clara », disait-elle, et il y a un coeur dessous qui ressemble à un entonnoir... Ah! voici qui est mieux: « J'aime les hommes, parce que j'aime les truffes.» Signé « Laure ». Dis donc, Maxime, est-ce que c'est la d'Aurigny qui a écrit cela?.. Puis voici les armes d'une de ces dames, je crois: une poule fumant une grosse pipe... Toujours des noms, le calendrier des saintes et des saints: Victor, Amélie, Alexandre, Edouard, Marguerite, Paquita, Louise, Renée... Tiens, il y en a une qui se nomme comme moi...
Maxime voyait dans la glace sa tête ardente. Elle se haussait davantage, et son domino, se tendant par-derrière, dessinait la cambrure de sa taille, le développement de ses hanches. Le jeune homme suivait la ligne du satin qui plaquait comme une chemise. Il se leva à son tour et jeta son cigare. Il était mal à l'aise, inquiet. Quelque chose d'ordinaire et d'accoutumé lui manquait.
- Ah! voici ton nom, Maxime, s'écria Renée... Ecoute... « J'aime... »
Mais il s'était assis sur le coin du divan, presque aux pieds de la jeune femme. Il réussit à lui prendre les mains, d'un mouvement prompt ; il la détourna de la glace, en lui disant d'une voix singulière:
- Je t'en prie, ne lis pas cela.
Elle se débattit en riant nerveusement.
- Pourquoi donc? Est-ce que je ne suis pas ta confidente?
Mais lui, insistant, d'un ton plus étouffé:
- Non, non, pas ce soir.
Il la tenait toujours, et elle donnait de petites secousses avec ses poignets pour se dégager. Ils avaient des yeux qu'ils ne se connaissaient pas, un long sourire contraint et un peu honteux. Elle tomba à genoux, au bout du divan. Ils continuaient à lutter, bien qu'elle ne fit plus un mouvement du côté de la glace et qu'elle s'abandonnât déjà. Et comme le jeune homme la prenait à bras le corps, elle dit de son rire embarrassé et mourant:
- Voyons, laisse-moi... Tu me fais mal.
Ce fut le seul murmure de ses lèvres. Dans le grand silence du cabinet, où le gaz semblait flamber plus haut, elle sentit le sol trembler et entendit le fracas de l'omnibus des Batignolles, qui devait tourner le coin du boulevard. Et tout fut dit. Quand ils se retrouvèrent côte à côte, assis sur le divan, il balbutia, au milieu de leur malaise mutueclass="underline"
- Bah! ça devait arriver un jour ou l'autre.
Elle ne disait rien. Elle regardait d'un air écrasé les rosaces du tapis.
- Est-ce que tu y songeais, toi?... continua Maxime, balbutiant davantage. Moi, pas du tout... J'aurais dû me défier du cabinet...
Mais elle, d'une voix profonde, comme si toute l'honnêteté bourgeoise des Béraud du Châtel s'éveillait dans cette faute suprême:
- C'est infâme, ce que nous venons de faire là, murmura-t-elle, dégrisée, la face vieillie et toute grave.
Elle étouffait. Elle alla à la fenêtre, tira les rideaux, s'accouda. L'orchestre était mort; la faute s'était commise dans le dernier frisson des basses et le chant lointain des violons, vague sourdine du boulevard endormi et rêvant d'amour. En bas, la chaussée et les trottoirs s'enfonçaient, s'allongeaient, au milieu d'une solitude grise. Toutes ces roues grondantes de fiacres semblaient s'en être allées, en emportant les clartés et la foule. Sous la fenêtre, le café Riche était fermé, pas un filet de lumière ne glissait des volets. De l'autre côté de l'avenue, des lueurs braisillantes allumaient seules encore la façade du café Anglais, une croisée entre autres, entrouverte, et d'où sortaient des rires affaiblis. Et, tout le long de ce ruban d'ombre, du coude de la rue Drouot à l'autre extrémité, aussi loin que ses regards pouvaient aller, elle ne voyait plus que les taches symétriques des kiosques rougissant et verdissant la nuit, sans l'éclairer, semblables à des veilleuses espacées dans un dortoir géant. Elle leva la tête. Les arbres découpaient leurs branches hautes dans un ciel clair, tandis que la ligne irrégulière des maisons se perdait avec les amoncellements d'une côte rocheuse, au bord d'une mer bleuâtre. Mais cette bande de ciel l'attristait davantage, et c'était dans les ténèbres du boulevard qu'elle trouvait quelque consolation. Ce qui restait au ras de l'avenue déserte du bruit et du vice de la soirée, l'excusait. Elle croyait sentir la chaleur de tous ces pas d'hommes et de femmes monter du trottoir qui se refroidissait. Les hontes qui avaient traîné là, désirs d'une minute, offres faites à voix basse, noces d'une nuit payées à l'avance, s'évaporaient, flottaient en une buée lourde que roulaient les souffles matinaux. Penchée sur l'ombre, elle respira ce silence frissonnant, cette senteur d'alcôve, comme un encouragement qui lui venait d'en bas, comme une assurance de honte partagée et acceptée par une ville complice. Et, lorsque ses yeux se furent accoutumés à l'obscurité, elle aperçut la femme au costume bleu garni de guipure seule dans la solitude grise, debout à la même place, attendant et s'offrant aux ténèbres vides.