Il tira d'une poche de sa robe de chambre le mémoire de Worms, dont Renée reconnut le papier glacé.
- J'ai trouvé hier ce mémoire sur mon bureau, continua-t-il, et je suis désolé, je ne puis absolument pas le solder en ce moment.
Il étudia du coin de l'oeil l'effet produit sur elle par ses paroles. Elle parut profondément étonnée. Il reprit avec un sourire:
- Vous savez, ma chère amie, que je n'ai pas l'habitude d'éplucher vos dépenses. Je ne dis pas que certains détails de ce mémoire ne m'aient point un peu surpris. Ainsi, par exemple, je vois ici, à la seconde page: « Robe de baclass="underline" étoffe 70 fr.; façon, 600 fr.; argent prêté 5 000 fr.; eau du docteur Pierre, 6 fr ». Voilà une robe de soixante-dix francs qui monte bien haut... Mais vous savez que je comprends toutes les faiblesses. Votre note est de cent trente-six mille francs, et vous avez été presque sage, relativement, je veux dire... Seulement, je le répète, je ne puis payer, je suis gêné.
Elle tendit la main, d'un geste de dépit contenu.
- C'est bien, dit-elle sèchement, rendez-moi le mémoire. J'aviserai.
- Je vois que vous ne me croyez pas, murmura Saccard, goûtant comme un triomphe l'incrédulité de sa femme au sujet de ses embarras d'argent. Je ne dis pas que ma situation soit menacée, mais les affaires sont bien nerveuses en ce moment... Laissez-moi, quoique je vous importune, vous expliquer notre cas; vous m'avez confié votre dot, et je vous dois une entière franchise.
Il posa le mémoire sur la cheminée, prit les pincettes, se mît à tisonner. Cette manie de fouiller les cendres, pendant qu'il causait d'affaires, était chez lui un calcul qui avait fini par devenir une habitude. Quand il arrivait à un chiffre, à une phrase difficile à prononcer, il produisait quelque éboulement qu'il réparait ensuite laborieusement, rapprochant les bûches, ramassant et entassant les petits éclats de bois. D'autres fois, il disparaissait presque dans la cheminée, pour aller chercher un morceau de braise égaré. Sa voix s'assourdissait, on s'impatientait, on s'intéressait à ses savantes constructions de charbons ardents, on ne l'écoutait plus, et généralement on sortait de chez lui battu et content. Même chez les autres, il s'emparait despotiquement des pincettes. L'été, il jouait avec une plume, un couteau à papier, un canif.
- Ma chère amie, dit-il en donnant un grand coup qui mit le feu en déroute, je vous demande encore une fois pardon d'entrer dans ces détails... Je vous ai servi exactement la rente des fonds que vous m'avez remis entre les mains. Je puis même dire, sans vous blesser, que j'ai regardé seulement cette rente comme votre argent de poche, payant vos dépenses, ne vous demandant jamais votre apport de moitié dans les frais communs du ménage.
Il se tut. Renée souffrait, le regardait faire un grand trou dans la cendre pour enterrer le bout d'une bûche. Il arrivait à un aveu délicat.
- J'ai dû, vous le comprenez, faire produire à votre argent des intérêts considérables. Les capitaux sont entre bonnes mains, soyez tranquille... Quant aux sommes provenant de vos biens de Sologne, elles ont servi en partie au paiement de l'hôtel que nous habitons; le reste est placé dans une affaire excellente, la Société générale des ports du Maroc... Nous n'en sommes pas à compter ensemble, n'est-ce pas? mais je veux vous prouver que les pauvres maris sont parfois bien méconnus.
Un motif puissant devait le pousser à mentir moins que de coutume. La vérité était que la dot de Renée n'existait plus depuis longtemps; elle avait passé dans la caisse de Saccard, à l'état de valeur fictive. S'il en servait les intérêts à plus de deux ou trois cents pour cent, il n'aurait pu représenter le moindre titre ni retrouver la plus petite espèce solide du capital primitif. Comme il l'avouait à moitié, d'ailleurs, les cinq cent mille francs des biens de la Sologne avaient servi à donner un premier acompte sur l'hôtel et le mobilier, qui coûtaient ensemble près de deux millions. Il devait encore un million au tapissier et à l'entrepreneur.
- Je ne vous réclame rien, dit enfin Renée, je sais que je suis très endettée vis- à-vis de vous.
- Oh! chère amie, s'écria-t-il, en prenant la main de sa femme, sans abandonner les pincettes, quelle vilaine idée vous avez là!... En deux mots, tenez, j'ai été malheureux à la Bourse, Toutin-Laroche a fait des bêtises, les Mignon et Charrier sont des butors qui me mettent dedans. Et voilà pourquoi je ne puis payer votre mémoire. Vous me pardonnez, n'est-ce pas?
Il semblait véritablement ému. Il enfonça les pincettes entre les bûches, alluma des fusées d'étincelles. Renée se rappela l'allure inquiète qu'il avait depuis quelque temps. Mais elle ne put descendre dans l'étonnante vérité. Saccard en était arrivé à un tour de force quotidien. Il habitait un hôtel de deux millions, il vivait sur le pied d'une dotation de prince, et certains matins il n'avait pas mille francs dans sa caisse. Ses dépenses ne paraissaient pas diminuer. Il vivait sur la dette, parmi un peuple de créanciers qui engloutissaient au jour le jour les bénéfices scandaleux qu'il réalisait dans certaines affaires. Pendant ce temps, au même moment, des sociétés s'écroulaient sous lui, de nouveaux trous se creusaient plus profonds, pardessus lesquels il sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain miné, dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec l'aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus de rage sur Paris sa caisse vide, d'où le fleuve d'or aux sources légendaires continuait à sortir.
La spéculation traversait alors une heure mauvaise. Saccard était un digne enfant de l'Hôtel de Ville. Il avait eu la rapidité de transformation, la fièvre de jouissance, l'aveuglement de dépenses qui secouaient Paris. A ce moment, comme la Ville, il se trouvait en face d'un formidable déficit qu'il s'agissait de combler secrètement; car il ne voulait pas entendre parler de sagesse, d'économie, d'existence calme et bourgeoise. Il préférait garder le luxe inutile et la misère réelle de ces voies nouvelles, d'où il avait tiré sa colossale fortune de chaque matin mangée chaque soir. D'aventure en aventure, il n'avait plus que la façade dorée d'un capital absent. A cette heure de folie chaude, Paris lui-même n'engageait pas son avenir avec plus d'emportement et n'allait pas plus droit à toutes les sottises et à toutes les duperies financières. La liquidation commençait d'être terrible.
Les plus belles spéculations se gâtaient entre les mains de Saccard. Il venait d'essuyer, comme il le disait, des pertes considérables à la Bourse.
M. Toutin-Laroche avait failli faire sombrer le Crédit viticole dans un jeu à la hausse qui s'était brusquement tourné contre lui; heureusement que le gouvernement, intervenant sous le manteau, avait remis debout la fameuse machine du prêt hypothécaire aux cultivateurs. Saccard, ébranlé par cette double secousse, très maltraité par son frère le ministre, pour le risque que venait de courir la solidité des bons de délégation de la Ville, compromise avec celle du Crédit viticole, se trouvait moins heureux encore dans sa spéculation sur les immeubles. Les Mignon et Charrier avaient complètement rompu avec lui. S'il les accusait, c'était par une rage sourde de s'être trompé, en faisant bâtir sur sa part de terrains, tandis qu'eux vendaient prudemment la leur. Pendant qu'ils réalisaient une fortune, lui restait avec des maisons sur les bras, dont il ne se débarrassait souvent qu'à perte. Entre autres, il vendit trois cent mille francs, rue de Marignan, un hôtel sur lequel il en devait encore trois cent quatre-vingt mille. Il avait bien inventé un tour de sa façon, qui consistait à exiger dix mille francs d'un appartement valant huit mille francs au plus; le locataire effrayé ne signait un bail que lorsque le propriétaire consentait à lui faire cadeau des deux premières années de loyer; l'appartement se trouvait de cette façon réduit à son prix réel, mais le bail portait le chiffre de dix mille francs par an, et, quand Saccard trouvait un acquéreur et capitalisait les revenus de l'immeuble, il arrivait à une véritable fantasmagorie de calcul. Il ne put appliquer cette duperie en grand; ses maisons ne se louaient pas; il les avait bâties trop tôt; les déblais, au milieu desquels elles se trouvaient perdues, en pleine boue, l'hiver, les isolaient, leur faisaient un tort considérable. L'affaire qui le toucha le plus fut la grosse rouerie des sieurs Mignon et Charrier, qui lui rachetèrent l'hôtel dont il avait dû abandonner la construction, au boulevard Malesherbes. Les entrepreneurs étaient enfin mordus par l'envie d'habiter « leur boulevard ». Comme ils avaient vendu leur part de terrains de plus-value, et qu'ils flairaient la gêne de leur ancien associé, ils lui offrirent de le débarrasser de l'enclos au milieu duquel l'hôtel s'élevait jusqu'au plancher du premier étage, dont l'armature de fer était en partie posée. Seulement ils traitèrent de plâtras inutiles ces solides fondations en pierre de taille, disant qu'ils auraient préféré le sol nu, pour y faire construire à leur guise. Saccard dut vendre sans tenir compte des cent et quelques mille francs qu'il avait déjà dépensés, et ce qui l'exaspéra davantage encore, ce fut que jamais les entrepreneurs ne voulurent reprendre le terrain à deux cent cinquante francs le mètre, chiffre fixé lors du partage. Ils lui rabattirent vingt-cinq francs par mètre, comme ces marchandes à la toilette qui ne donnent plus que quatre francs d'un objet qu'elles ont vendu cinq francs la veille. Deux jours après, Saccard eut la douleur de voir une armée de maçons envahir l'enclos de planches et continuer à bâtir sur les plâtras « inutiles ».