Renée finit par sourire. Ses amants n'avaient pas eux-mêmes cette chaleur, cette extase recueillie, en lui parlant de sa beauté. Mme Sidonie vit ce sourire.
- Allons, c'est convenu, dit-elle en se levant vivement... Je bavarde, je bavarde, et j'oublie que je vous casse la tête. Vous viendrez demain, n'est-ce pas? Nous causerons argent, nous chercherons un prêteur... Entendez-vous? je veux que vous soyez heureuse.
La jeune femme, sans bouger, pâmée par la chaleur, répondit après un silence, comme s'il lui avait fallu un travail laborieux pour comprendre ce qu'on disait autour d'elle:
- Oui, j'irai, c'est convenu, et nous causerons; mais pas demain... Worms se contentera d'un acompte. Quand il me tourmentera encore, nous verrons... Ne me parlez plus de tout cela. J'ai la tête brisée par les affaires.
Mme Sidonie parut très contrariée. Elle allait se rasseoir, reprendre son monologue caressant; mais l'attitude lasse de Renée lui fit remettre son attaque à plus tard. Elle tira de sa poche une poignée de paperasses, où elle chercha et finit par trouver un objet renfermé dans une sorte de boîte rose.
- J'étais venue pour vous recommander un nouveau savon, dit-elle en reprenant sa voix de courtière. Je m'intéresse beaucoup à l'inventeur, qui est un charmant jeune homme. C'est un savon très doux, très bon pour la peau. Vous l'essaierez, n'est-ce pas? et vous en parlerez à vos amies... Je le laisse là, sur votre cheminée.
Elle était à la porte, lorsqu'elle revint encore, et, droite dans la lueur rose du brasier, avec sa face de cire, elle se mit à faire l'éloge d'une ceinture élastique, une invention destinée à remplacer les corsets.
- Ça vous donne une taille absolument ronde, une vraie taille de guêpe, disait-elle... J'ai sauvé ça d'une faillite. Quand vous viendrez, vous essaierez les spécimens, si vous voyez... J'ai dû courir les avoués pendant une semaine. Le dossier est dans ma poche, et je vais de ce pas chez mon huissier pour lever une dernière opposition... A bientôt, ma mignonne. Vous savez que je vous attends et que je veux sécher vos beaux yeux.
Elle glissa, elle disparut. Renée ne l'entendit même pas fermer la porte. Elle resta là, devant le feu qui mourait, continuant le rêve de la journée, la tête pleine de chiffres dansants, entendant au loin les voix de Saccard et de Mme Sidonie dialoguer, lui offrir des sommes considérables, du ton dont un commissaire-priseur met un mobilier aux enchères. Elle sentait sur son cou le baiser brutal de son mari, et, quand elle se retournait, c'était la courtière qu'elle trouvait à ses pieds, avec sa robe noire, son visage mou, lui tenant des discours passionnés, lui vantant ses perfections, implorant un rendez-vous d'amour, avec l'attitude d'un amant à bout de résignation. Cela la faisait sourire. La chaleur, dans la pièce, devenait de plus en plus étouffante. Et la stupeur de la jeune femme, les rêves bizarres qu'elle faisait n'étaient qu'un sommeil léger, un sommeil artificiel, au fond duquel elle revoyait toujours le petit cabinet du boulevard, le large divan où elle était tombée à genoux. Elle ne souffrait plus du tout. Quand elle ouvrait les paupières, Maxime passait dans le brasier rose. Le lendemain, au bal du ministère, la belle Mme Saccard fut merveilleuse. Worms avait accepté l'acompte de cinquante mille francs; elle sortait de cet embarras d'argent, avec des rires de convalescente. Quand elle traversa les salons, dans sa grande robe de faille rose à longue traîne Louis XIV, encadrée de hautes dentelles blanches, il y eut un murmure, les hommes se bousculèrent pour la voir. Et les intimes s'inclinaient, avec un discret sourire d'intelligence, rendant hommage à ces belles épaules, si connues du Tout-Paris officiel, et qui étaient les fermes colonnes de l'empire. Elle s'était décolletée avec un tel mépris des regards, elle marchait si calme et si tendre dans sa nudité, que cela n'était presque plus indécent. Eugène Rougon, le grand homme politique qui sentait cette gorge nue plus éloquente encore que sa parole à la Chambre, plus douce et plus persuasive pour faire goûter les charmes du règne et convaincre les sceptiques, alla complimenter sa belle- soeur sur son heureux coup d'audace d'avoir échancré son corsage de deux doigts de plus. Presque tout le Corps législatif était là, et, à la façon dont les députés regardaient la jeune femme, le ministre se promettait un beau succès, le lendemain, dans la question délicate des emprunts de la Ville de Paris. On ne pouvait voter contre un pouvoir qui faisait pousser, dans le terreau des millions, une fleur comme cette Renée, une si étrange fleur de volupté, à la chair de soie, aux nudités de statue, vivante jouissance qui laissait derrière elle une odeur de plaisir tiède. Mais ce qui fit chuchoter le bal entier, ce fut la rivière et l'aigrette. Les hommes reconnaissaient les bijoux. Les femmes se les désignaient du regard, furtivement. On ne parla que de ça toute la soirée. Et les salons allongeaient leur enfilade, dans la lumière blanche des lustres, emplis d'une cohue resplendissante, comme un fouillis d'astres tombés dans un coin trop étroit.
Vers une heure, Saccard disparut. Il avait goûté le succès de sa femme en homme dont le coup de théâtre réussit. Il venait encore de consolider son crédit. Une affaire l'appelait chez Laure d'Aurigny; il se sauva en priant Maxime de reconduire Renée à l'hôtel, après le bal.
Maxime passa la soirée, sagement, à côté de Louise de Mareuil, très occupés tous les deux à dire un mal affreux des femmes qui allaient et venaient. Et quand ils avaient trouvé quelque folie plus grosse que les autres, ils étouffaient leurs rires dans leur mouchoir. Il fallut que Renée vînt demander son bras au jeune homme, pour sortir des salons. Dans la voiture, elle fut d'une gaieté nerveuse; elle était encore toute vibrante de l'ivresse de lumière, de parfums et de bruits qu'elle venait de traverser. Elle semblait, d'ailleurs, avoir oublié leur «bêtise» du boulevard, comme disait Maxime. Elle lui demanda seulement, d'un ton de voix singulier:
- Elle est donc très drôle, cette petite bossue de Louise?
- Oh! très drôle..., répondit le jeune homme en riant encore. Tu as vu la duchesse de Sternich, avec un oiseau jaune dans les cheveux, n'est-ce pas?... Est-ce que Louise ne prétend pas que c'est un oiseau mécanique qui bat des ailes et qui crie «Coucou! coucou!» au pauvre duc toutes les heures.
Renée trouva très comique cette plaisanterie de pensionnaire émancipée. Quand ils furent arrives, comme Maxime allait prendre congé d'elle, elle lui dit:
- Tu ne montes pas? Céleste m'a sans doute préparé une collation.
Il monta, avec son abandon ordinaire. En haut, il n'y avait pas de collation, et Céleste était couchée. Il fallut que Renée allumât les bougies d'un petit candélabre à trois branches. Sa main tremblait un peu.
- Cette sotte, disait-elle en parlant de sa femme de chambre, elle aura mal compris mes ordres... Jamais je ne vais pouvoir me déshabiller toute seule.
Elle passa dans son cabinet de toilette. Maxime la suivit, pour lui raconter un nouveau mot de Louise qui lui revenait à la mémoire, tranquille comme s'il se fût attardé chez un ami, cherchant déjà son porte-cigares pour allumer un havane. Mais là, lorsqu'elle eut posé le candélabre, elle se tourna et tomba dans les bras du jeune homme, muette et inquiétante, collant sa bouche sur sa bouche.