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Sa première idée fut de demander les cinquante mille francs à son mari. Elle ne s'y décida qu'avec des répugnances. Les dernières fois qu'il était entré dans sa chambre pour lui apporter de l'argent, il lui avait mis de nouveaux baisers sur le cou, en lui prenant les mains, en parlant de sa tendresse. Les femmes ont un sens très délicat pour deviner les hommes. Aussi s'attendait-elle à une exigence, à un marché tacite et conclu en souriant. En effet, quand elle lui demanda les cinquante mille francs, il se récria, dit que Larsonneau ne prêterait jamais cette somme, que lui-même était encore trop gêné. Puis, changeant de voix, comme vaincu et pris d'une émotion subite:

- On ne peut rien vous refuser, murmura-t-il. Je vais courir Paris, faire l'impossible... Je veux, chère amie, que vous soyez contente.

Et mettant les lèvres à son oreille, lui baisant les cheveux, la voix un peu tremblante:

- Je te les porterai demain soir, dans ta chambre... sans billet...

Mais elle dit vivement qu'elle n'était pas pressée, qu'elle ne voulait pas le déranger à ce point. Lui qui venait de mettre tout son coeur dans ce dangereux « sans billet », qu'il avait laissé échapper et qu'il regrettait, ne parut pas avoir essuyé un refus désagréable. Il se releva, en disant:

- Eh bien, à votre disposition... Je vous trouverai la somme quand le moment sera venu. Larsonneau n'y sera pour rien, entendez-vous. C'est un cadeau que j'entends vous faire.

Il souriait d'un air bonhomme. Elle resta dans une cruelle angoisse. Elle sentait qu'elle perdrait le peu d'équilibre qui lui restait si elle se livrait à son mari. Son dernier orgueil était d'être mariée au père mais de n'être que la femme du fils. Souvent, quand Maxime lui semblait froid, elle essayait de lui faire comprendre cette situation par des allusions fort claires; il est vrai que le jeune homme, qu'elle s'attendait à voir tomber à ses pieds, après cette confidence, demeurait parfaitement indifférent, croyant sans doute qu'elle voulait le rassurer sur la possibilité d'une rencontre entre son père et lui, dans la chambre de soie grise.

Quand Saccard l'eut quittée, elle s'habilla précipitamment et fit atteler. Pendant que son coupé l'emportait vers l'île Saint-Louis, elle préparait la façon dont elle allait demander les cinquante mille francs à son père. Elle se jetait dans cette idée brusque, sans vouloir la discuter, se sentant très lâche au fond, et prise d'une épouvante invincible devant une pareille démarche. Lorsqu'elle arriva, la cour de l'hôtel Béraud la glaça, de son humidité morne de cloître, et ce fut avec des envies de se sauver qu'elle monta le large escalier de pierre, où ses petites bottes à hauts talons sonnaient terriblement. Elle avait eu la sottise, dans sa hâte, de choisir un costume de soie feuille-morte à longs volants de dentelles blanches, orné de noeuds de satin, coupé par une ceinture plissée comme une écharpe. Cette toilette, que complétait une petite toque à grande voilette blanche, mettait une note si singulière dans l'ennui sombre de l'escalier, qu'elle eut elle-même conscience de l'étrange figure qu'elle y faisait. Elle tremblait en traversant l'enfilade austère des vastes pièces, où les personnages vagues des tapisseries semblaient surpris par ce flot de jupes passant au milieu du demi-jour de leur solitude.

Elle trouva son père dans un salon donnant sur la cour, où il se tenait d'habitude. Il lisait un grand livre placé sur un pupitre adapté aux bras de son fauteuil. Devant une des fenêtres, la tante Elisabeth tricotait avec de longues aiguilles de bois; et, dans le silence de la pièce, on n'entendait que le tic-tac de ces aiguilles.

Renée s'assit, gênée, ne pouvant faire un mouvement sans troubler la sévérité du haut plafond par un bruit d'étoffes froissées. Ses dentelles étaient d'une blancheur crue, sur le fond noir des tapisseries et des vieux meubles. M. Béraud du Châtel, les mains posées au bord du pupitre, la regardait. La tante Elisabeth parla du mariage prochain de Christine, qui devait épouser le fils d'un avoué fort riche ; la jeune fille était sortie avec une vieille domestique de la famille, pour aller chez un fournisseur; et la bonne tante causait toute seule, de sa voix placide, sans cesser de tricoter, bavardant sur les affaires du ménage, jetant des regards souriants à Renée par-dessus ses lunettes.

Mais la jeune femme se troublait de plus en plus. Tout le silence de l'hôtel lui pesait sur les épaules, et elle eût donné beaucoup pour que les dentelles de sa robe fussent noires. Le regard de son père l'embarrassait au point qu'elle trouva Worms vraiment ridicule d'avoir imaginé de si grands volants.

- Comme tu es belle, ma fille! dit tout à coup la tante Elisabeth, qui n'avait pas encore vu les dentelles de sa nièce.

Elle arrêta ses aiguilles, elle assujettit ses lunettes, pour mieux voir. M. Béraud du Châtel eut un pâle sourire.

- C'est un peu blanc, dit-il. Une femme doit être bien embarrassée avec ça sur les trottoirs.

- Mais, mon père, on ne sort pas à pied! s'écria Renée, qui regretta ensuite ce mot du coeur.

Le vieillard allait répondre. Puis il se leva, redressa sa haute taille, et marcha lentement, sans regarder sa fille davantage. Celle-ci restait toute pâle d'émotion. Chaque fois qu'elle s'exhortait à avoir du courage et qu'elle cherchait une transition pour arriver à la demande d'argent, elle éprouvait un élancement au coeur.

- On ne vous voit plus, mon père, murmura-t-elle.

- Oh! répondit la tante sans laisser à son frère le temps d'ouvrir les lèvres, ton père ne sort guère que pour aller de loin en loin au Jardin des plantes. Et encore faut-il que je me fâche! Il prétend qu'il se perd dans Paris, que la ville n'est plus faite pour lui... Va, tu peux le gronder!

- Mon mari serait si content de vous voir venir de temps à autre à nos jeudis! continua la jeune femme.

M. Béraud du Châtel fit quelques pas en silence. Puis, d'une voix tranquille:

- Tu remercieras ton mari, dit-il. C'est un garçon actif, parait-il, et je souhaite pour toi qu'il mène honnêtement ses affaires. Mais nous n'avons pas les mêmes idées, et je suis mal à l'aise dans votre belle maison du parc Monceau.