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La tante Elisabeth parut chagrine de cette réponse.

- Que les hommes sont donc méchants avec leur politique! Dit-elle gaiement. Veux-tu savoir la vérité? Ton père est furieux contre vous parce que vous allez aux Tuileries.

Mais le vieillard haussa les épaules, comme pour dire que son mécontentement avait des causes beaucoup plus graves. Il se remit à marcher lentement, songeur. Renée resta un instant silencieuse, ayant au bord des lèvres la demande des cinquante mille francs. Puis une lâcheté plus grande la prit, elle embrassa son père, elle s'en alla.

La tante Elisabeth voulut l'accompagner jusqu'à l'escalier. En traversant l'enfilade des pièces, elle continuait à bavarder de sa petite voix de vieille:

- Tu es heureuse, chère enfant. Ça me fait bien plaisir de te voir belle et bien portante; car si ton mariage avait mal tourné, sais-tu que je me serais crue coupable?... Ton mari t'aime, tu as tout ce qu'il te faut, n'est-ce pas?

- Mais oui, répondit Renée, s'efforçant de sourire, la mort dans le coeur.

La tante la retint encore, la main sur la rampe de l'escalier.

- Vois-tu, je n'ai qu'une crainte, c'est que tu ne te grises avec tout ton bonheur. Sois prudente, et surtout ne vends rien... Si un jour tu avais un enfant, tu trouverais pour lui une petite fortune toute prête.

Quand Renée fut dans son coupé, elle poussa un soupir de soulagement. Elle avait des gouttes de sueur froide aux tempes; elle les essuya, en pensant à l'humidité glaciale de l'hôtel Béraud. Puis, lorsque le coupé roula au soleil clair du quai Saint-Paul, elle se souvint des cinquante mille francs, et toute sa douleur s'éveilla, plus vive. Elle qu'on croyait si hardie, comme elle venait d'être lâche! Et pourtant c'était de Maxime qu'il s'agissait, de sa liberté, de leurs joies à tous deux! Au milieu des reproches amers qu'elle s'adressait, une idée surgit tout à coup, qui mit son désespoir au comble: elle aurait dû parler des cinquante mille francs à la tante Elisabeth, dans l'escalier. Où avait-elle eu la tête? La bonne femme lui aurait peut-être prêté la somme, ou tout au moins l'aurait aidée. Elle se penchait déjà pour dire à son cocher de retourner rue Saint-Louis-en-l'Ile lorsqu'elle crut revoir l'image de son père traversant lentement l'ombre solennelle du grand salon. Jamais elle n'aurait le courage de rentrer tout de suite dans cette pièce. Que dirait-elle pour expliquer cette deuxième visite? Et, au fond d'elle, elle ne trouvait même plus le courage de parler de l'affaire à la tante Elisabeth. Elle dit à son cocher de la conduire rue du Faubourg-Poissonnière.

Mme Sidonie eut un cri de ravissement lorsqu'elle la vit pousser la porte discrètement voilée de la boutique. Elle était là par hasard, elle allait sortir pour courir chez le juge de paix, où elle citait une cliente. Mais elle ferait défaut, ça serait pour un autre jour; elle était trop heureuse que sa belle-soeur eût l'amabilité de lui rendre enfin une petite visite. Renée souriait, d'un air embarrassé. Mme Sidonie ne voulut absolument pas qu'elle restât en bas; elle la fit monter dans sa chambre, par le petit escalier, après avoir retiré le bouton de cuivre du magasin. Elle ôtait ainsi et remettait vingt fois par jour ce bouton qui tenait par un simple clou.

- Là, ma toute belle, dit-elle en la faisant asseoir sur une chaise longue, nous allons pouvoir causer gentiment... Imaginez-vous que vous arrivez comme mars en carême. Je serais allée ce soir chez vous.

Renée, qui connaissait la chambre, y éprouvait cette vague sensation de malaise que procure à un promeneur un coin de forêt coupé dans un paysage aimé.

- Ah! dit-elle enfin, vous avez changé le lit de place, n'est-ce pas?

- Oui, répondit tranquillement la marchande de dentelle, c'est une de mes clientes qui le trouve beaucoup mieux en face de la cheminée. Elle m'a conseillé aussi des rideaux rouges.

- C'est ce que je me disais, les rideaux n'étaient pas de cette couleur... Une couleur bien commune, le rouge.

Et elle mit son binocle, regarda cette pièce qui avait un luxe de grand hôtel garni. Elle vit sur la cheminée de longues épingles à cheveux qui ne venaient certainement pas du maigre chignon de Mme Sidonie. A l'ancienne place où se trouvait le lit, le papier peint se montrait tout éraflé, déteint et sali par le matelas. La courtière avait bien essayé de cacher cette plaie, derrière les dossiers des deux fauteuils: mais ces dossiers étaient un peu bas, et Renée s'arrêta à cette bande usée.

- Vous avez quelque chose à me dire? demanda-t-elle enfin.

- Oui, c'est toute une histoire, dit Mme Sidonie, joignant les mains, avec des mines de gourmande qui va conter ce qu'elle a mangé à son dîner. Imaginez- vous que M. de Saffré est amoureux de la belle Mme Saccard... Oui, de vous- même, ma mignonne.

Elle n'eut même pas un mouvement de coquetterie.

- Tiens! Dit-elle, vous le disiez si épris de Mme Michelin.

- Oh! c'est fini, tout à fait fini... Je puis vous en donner la preuve, si vous voulez... vous ne savez donc pas que la petite Michelin a plu au baron Gouraud? C'est à n'y rien comprendre. Tous ceux qui connaissent le baron en sont stupéfaits... Et savez-vous qu'elle est en train d'obtenir le ruban rouge pour son mari!... Allez, c'est une gaillarde. Elle n'a pas froid aux yeux, elle n'a besoin de personne pour conduire sa barque.

Elle dit cela avec quelque regret mêlé d'admiration.

- Mais revenons à M. de Saffré... Il vous aurait rencontrée à un bal d'actrices, enfouie dans un domino, et même il s'accuse de vous avoir offert un peu cavalièrement à souper... Est-ce vrai?

La jeune femme restait toute surprise.

- Parfaitement vrai, murmura-t-elle; mais qui a pu lui dire?...

- Attendez, il prétend qu'il vous a reconnue plus tard, quand vous n'avez plus été dans le salon, et qu'il s'est rappelé vous avoir vu sortir au bras de Maxime... C'est depuis ce temps-là qu'il est amoureux fou. Ça lui a poussé au coeur, vous comprenez? un caprice... Il est venu me voir pour me supplier de vous présenter ses excuses...

- Eh bien, dites-lui que je lui pardonne, interrompit négligemment Renée.

Puis, continuant, retrouvant toutes ses angoisses:

- Ah! ma bonne Sidonie, je suis bien tourmentée. Il me faut absolument cinquante mille francs demain matin. J'étais venue pour vous parler de cette affaire. Vous connaissez des prêteurs, m'avez-vous dit ?

La courtière, piquée de la façon brusque dont sa belle-soeur coupait son histoire, lui fit attendre quelque temps sa réponse.

- Oui, certes; seulement, je vous conseille, avant tout, de chercher chez des amis... Moi, à votre place, je sais bien ce que je ferais... Je m'adresserais à M. de Saffré, tout simplement.

Renée eut un sourire contraint.

- Mais, reprit-elle ce serait peu convenable, puisque vous le prétendez si amoureux.

La vieille la regardait d'un oeil fixe; puis son visage mou se fondit doucement dans un sourire de pitié attendrie.

- Pauvre chère, murmura-t-elle, vous avez pleuré; ne niez pas, je le vois à vos yeux. Soyez donc forte, acceptez la vie... Voyons, laissez-moi arranger la petite affaire en question.

Renée se leva, torturant ses doigts, faisant craquer ses gants. Et elle resta debout, toute secouée par une cruelle lutte intérieure. Elle ouvrait les lèvres, pour accepter peut-être, lorsqu'un léger coup de sonnette retentit dans la pièce voisine. Mme Sidonie sortit vivement, en entrebâillant une porte qui laissa voir une double rangée de pianos. La jeune femme entendit ensuite un pas d'homme et le bruit étouffé d'une conversation à voix basse. Machinalement, elle alla examiner de plus près la tache jaunâtre dont les matelas avaient barré le mur. Cette tache l'inquiétait, la gênait. Oubliant tout, Maxime, les cinquante mille francs, M. de Saffré, elle revint devant le lit, songeuse: ce lit était bien mieux à l'endroit où il se trouvait auparavant; il y avait des femmes qui manquaient vraiment de goût; pour sûr, quand on était couché, on devait avoir la lumière dans les yeux. Et elle vit vaguement se lever, au fond de son souvenir, l'image de l'inconnu du quai Saint-Paul, son roman en deux rendez- vous, cet amour de hasard qu'elle avait goûté là, à cette autre place. Il n'en restait que cette usure du papier peint. Alors cette chambre l'emplit de malaise, et elle s'impatienta de ce bourdonnement de voix qui continuait, dans la pièce voisine.