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- Quel godiche! murmurait Maxime.

Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par les sanglots, avec sa face tragique et ses gros bras, remuait profondément Renée. Phèdre était du sang de Pasiphaé, et elle se demandait de quel sang elle pouvait être, elle, l'incestueuse des temps nouveaux. Elle ne voyait de la pièce que cette grande femme traînant sur les planches le crime antique. Au premier acte, quand Phèdre fait Oenone la confidence de sa tendresse criminelle; au second, lorsqu'elle se déclare, toute brûlante, à Hippolyte; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour de Thésée l'accable, et qu'elle se maudit, dans une crise de fureur sombre, elle emplissait la salle d'un tel cri de passion fauve, d'un tel besoin de volupté surhumaine que la jeune femme sentait passer sur sa chair chaque frisson de son désir et de ses remords.

- Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendre le récit de Théramène. Il a une bonne tête, le vieux!

Et il murmura d'une voix creuse:

A peine nous sortions des portes de Trézène, Il était sur son char...

Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n'écouta plus. Le lustre l'aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaient de toutes ses faces pâles tendues vers la scène. Le monologue continuait, interminable. Elle était dans la serre, sous les feuillages ardents, et elle rêvait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils. Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier râle de Phèdre, repentante et mourant dans les convulsions du poison, lui fit rouvrir les yeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de s'empoisonner, un jour? Comme son drame était mesquin et honteux à côté de l'épopée antique! et tandis que Maxime lui nouait sous le menton sa sortie de théâtre, elle entendait encore gronder derrière elle cette rude voix de la Ristori, à laquelle répondait le murmure complaisant d'Oenone.

Dans le coupé, le jeune homme causa tout seul, il trouvait en général la tragédie « assommante », et préférait les pièces des Bouffes. Cependant Phèdre était « corsée ». Il s'y était intéressé, parce que... Et il serra la main de Renée, pour compléter sa pensée. Puis une idée drôle lui passa par la tête, et il céda à l'envie de faire un mot:

- C'est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pas m'approcher de la mer, à Trouville.

Renée, perdue au fond de son rêve douloureux, se taisait. Il fallut qu'il répétât sa phrase.

- Pourquoi? lui demanda-t-elle étonnée, ne comprenant pas.

- Mais le monstre...

Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie glaça la jeune femme. Tout se détraqua dans sa tête. La Ristori n'était plus qu'un gros pantin qui retroussait son peplum et montrait sa langue au public comme Blanche Muller, au troisième acte de La Belle Hélène, Théramène dansait le cancan, et Hippolyte mangeait des tartines de confiture en se fourrant les doigts dans le nez.

Quand un remords plus cuisant faisait frissonner Renée, elle avait des rébellions superbes. Quel était donc son crime, et pourquoi aurait-elle rougi. Est-ce qu'elle ne marchait pas chaque jour sur des infamies plus grandes? Est- ce qu'elle ne coudoyait pas, chez les ministres, aux Tuileries, partout, des misérables comme elle, qui avaient sur leur chair des millions et qu'on adorait à deux genoux! Et elle songeait à l'amitié honteuse d'Adeline d'Espanet et de Suzanne Haffner, dont on souriait parfois aux lundis de l'impératrice. Elle se rappelait le négoce de Mme de Lauwerens, que les maris célébraient pour sa bonne conduite, son ordre, son exactitude à payer ses fournisseurs. Elle nommait Mme Daste, Mme Teisseire, la baronne de Meinhold, ces créatures dont les amants payaient le luxe, et qui étaient cotées dans le beau monde comme des valeurs à la Bourse. Mme de Guende était tellement bête et tellement bien faite qu'elle avait pour amants trois officiers supérieurs à la fois, sans pouvoir les distinguer, à cause de leur uniforme; ce qui faisait dire à ce démon de Louise qu'elle les forçait d'abord à se mettre en chemise, pour savoir auquel des trois elle parlait. La comtesse Vanska, elle se souvenait des cours où elle avait chanté, des trottoirs le long desquels on prétendait l'avoir revue, vêtue d'indienne, rôdant comme une louve. Chacune de ces femmes avait sa honte, sa plaie étalée et triomphante. Puis, les dominant toutes, la duchesse de Sternich se dressait, laide, vieillie, lassée, avec la gloire d'avoir passé une nuit dans le lit impérial; c'était le vice officiel, elle en gardait comme une majesté de la débauche et une souveraineté sur cette bande d'illustres coureuses.

Alors, l'incestueuse s'habituait à sa faute comme à une robe de gala dont les roideurs l'auraient d'abord gênée. Elle suivait les modes de l'époque, elle s'habillait et se déshabillait à l'exemple des autres. Elle finissait par croire qu'elle vivait au milieu d'un monde supérieur à la morale commune, où les sens s'affinaient et se développaient, où il était permis de se mettre nue pour la joie de l'Olympe entier. Le mal devenait un luxe, une fleur piquée dans les cheveux un diamant attaché sur le front.. Et elle revoyait, comme une justification et une rédemption, l'empereur, au bras du général, passer entre les deux files d'épaules inclinées.

Un seul homme, Baptiste, le valet de chambre de son mari, continuait à l'inquiéter. Depuis que Saccard se montrait galant, ce grand valet pâle et digne lui semblait marcher autour d'elle, avec la solennité d'un blâme muet. Il ne la regardait pas, ses regards froids passaient plus haut, par dessus son chignon, avec des pudeurs de bedeau refusant de souiller ses yeux sur la chevelure d'une pécheresse. Elle s'imaginait qu'il savait tout, elle aurait acheté son silence si elle eût osé. Puis des malaises la prenaient, elle éprouvait une sorte de respect confus quand elle rencontrait Baptiste, se disant que toute l'honnêteté de son entourage s'était retirée et cachée sous l'habit noir de ce laquais.

Elle demanda un jour à Céleste:

- Est-ce que Baptiste plaisante à l'office? Lui connaissez-vous quelque aventure, quelque maîtresse?

- Ah! bien, oui! se contenta de répondre la femme de chambre.

- Voyons, il a dû vous faire la cour?

- Eh! il ne regarde jamais les femmes. C'est à peine si nous l'apercevons... Il est toujours chez monsieur ou dans les écuries... Il dit qu'il aime beaucoup les chevaux.

Renée s'irritait de cette honnêteté, insistait, aurait voulu pouvoir mépriser ses gens. Bien qu'elle se fût prise d'affection pour Céleste, elle se serait réjouie de lui savoir des amants.

- Mais vous, Céleste, ne trouvez-vous pas que Baptiste est un beau garçon?

- Moi, madame! s'écria la chambrière, de l'air stupéfait d'une personne qui vient d'entendre une chose prodigieuse, oh! j'ai bien d'autres idées en tête. Je ne veux pas d'un homme. J'ai mon plan, vous verrez plus tard. Je ne suis pas une bête, allez.

Renée ne put en tirer une parole plus claire. Ses soucis, d'ailleurs, grandissaient. Sa vie tapageuse, ses courses folles rencontraient des obstacles nombreux qu'il lui fallait franchir, et contre lesquels elle se meurtrissait parfois. Ce fut ainsi que Louise de Mareuil se dressa un jour entre elle et Maxime. Elle n'était pas jalouse de « la bossue », comme elle la nommait dédaigneusement; elle la savait condamnée par les médecins, et ne pouvait croire que Maxime épousât jamais un pareil laideron, même au prix d'un million de dot. Dans ses chutes, elle avait conservé une naïveté bourgeoise à l'égard des gens qu'elle aimait; si elle se méprisait elle-même, elle les croyait volontiers supérieurs et très estimables. Mais, tout en rejetant la possibilité d'un mariage qui lui eût paru une débauche sinistre et un vol, elle souffrait des familiarités, de la camaraderie des jeunes gens. Quand elle parlait de Louise à Maxime, il riait d'aise, il lui racontait les mots de l'enfant, il lui disait: