- Bah! pensa-t-il, en voyant la fenêtre du cabinet de toilette éclairée, je vais siffler, et elle descendra. Je ne la dérangerai pas: Si elle a quelques louis, je m'en irai tout de suite.
Et il siffla doucement. Souvent, d'ailleurs, il employait ce signal pour lui annoncer son arrivée. Mais, ce soir-là, il siffla inutilement à plusieurs reprises. Il s'acharna, haussant le ton, ne voulant pas lâcher son idée d'emprunt immédiat. Enfin, il vit la porte-fenêtre s'ouvrir avec des précautions infinies, sans qu'il eût entendu le moindre bruit de pas. Dans le demi-jour de la serre, Renée lui apparut, les cheveux dénoués, à peine vêtue, comme si elle allait se mettre au lit. Elle était nu-pieds. Elle le poussa vers un des berceaux, descendant les marches, marchant sur le sable des allées, sans paraître sentir le froid ni la rudesse du sol.
- C'est bête de siffler si fort que ça, murmura-t-elle avec une colère contenue... Je t'avais dit de ne pas venir. Que me veux-tu?
- Eh! montons, dit Maxime surpris de cet accueil. Je te dirai ça là-haut. Tu vas prendre froid.
Mais, comme il faisait un pas, elle le retint, et il s'aperçut alors qu'elle était horriblement pâle. Une épouvante muette la courbait. Ses derniers vêtements, les dentelles de son linge, pendaient comme des lambeaux tragiques sur sa peau frissonnante.
Il l'examinait avec un étonnement croissant.
- Qu'as-tu donc? tu es malade?
Et, instinctivement, il leva les yeux, il regarda, à travers les vitres de la serre, cette fenêtre du cabinet de toilette où il avait vu de la lumière.
- Mais il y a un homme chez toi, dit-il tout à coup.
- Non, non, ce n'est pas vrai, balbutia-t-elle, suppliante, affolée.
- Allons donc, ma chère, je vois l'ombre.
Alors ils restèrent là un instant, face à face, ne sachant que se dire. Les dents de Renée claquaient de terreur, et il lui semblait qu'on jetait des seaux d'eau glacée sur ses pieds nus. Maxime éprouvait plus d'irritation qu'il n'aurait cru; mais il demeurait encore assez désintéressé pour réfléchir, pour se dire que l'occasion était bonne, et qu'il allait rompre.
- Tu ne me feras pas croire que c'est Céleste qui porte un paletot, continua-t- il. Si les vitres de la serre n'étaient pas si épaisses, je reconnaîtrais peut-être le monsieur.
Elle le poussa plus profondément dans le noir des feuillages, en disant, les mains jointes, prise d'une terreur croissante:
- Je t'en prie, Maxime...
Mais toute la taquinerie du jeune homme se réveillait, une taquinerie féroce qui cherchait à se venger. Il était trop frêle pour se soulager par la colère. Le dépit pinça ses lèvres; et, au lieu de la battre, comme il en avait d'abord eu l'envie, il aiguisa sa voix, il reprit:
- Tu aurais dû me le dire, je ne serais pas venu vous déranger. Ça se voit tous les jours, qu'on ne s'aime plus. Moi-même, je commençais à en avoir assez. Voyons, ne t'impatiente pas. Je vais te laisser remonter; mais pas avant que tu m'aies dit le nom du monsieur...
- Jamais, jamais! murmura la jeune femme, qui étouffait ses larmes.
- Ce n'est pas pour le provoquer, c'est pour savoir... Le nom, dis vite le nom, et je pars.
Il lui avait pris les poignets, il la regardait, de son rire mauvais. Et elle se débattait, éperdue, ne voulant plus ouvrir les lèvres, pour que le nom qu'il lui demandait ne pût s'en échapper.
- Nous allons faire du bruit, tu seras bien avancée. Qu'as-tu peur ? ne sommes-nous pas de bons amis.?... Je veux savoir qui me remplace, c'est légitime... Attends, je t'aiderai. C'est M. de Mussy, dont la douleur t'a touchée.
Elle ne répondit pas. Elle baissait la tête sous un pareil interrogatoire.
- Ce n'est pas M. de Mussy?... Alors le duc de Rozan? vrai, non plus?... Peut- être le comte de Chilbray? Davantage?...
Il s'arrêta, il chercha.
- Diable, c'est que je ne vois personne... Ce n'est pas mon père, après ce que tu m'as dit...
Renée tressaillit, comme sous une brûlure, et sourdement:
- Non, tu sais bien qu'il ne vient plus. Je n'aurais pas accepté, ce serait ignoble.
- Qui alors?
Et il lui serrait plus fort les poignets. La pauvre femme lutta encore quelques instants.
- Oh! Maxime, si tu savais!... Je ne puis pourtant pas dire...
Puis, vaincue, anéantie, regardant avec effroi la fenêtre éclairée :
- C'est M. de Saffré, balbutia-t-elle très bas.
Maxime, que son jeu cruel amusait, pâlit extrêmement devant cet aveu qu'il sollicitait avec tant d'insistance. Il fut irrité de la douleur inattendue que lui causait ce nom d'homme. Il rejeta violemment les poignets de Renée, s'approchant, lui disant en plein visage, les dents serrées:
- Tiens, veux-tu savoir? tu es une...!
Il dit le mot. Et il s'en allait, lorsqu'elle courut à lui, sanglotante, le prenant dans ses bras, murmurant des mots de tendresse, des demandes de pardon, lui jurant qu'elle l'adorait toujours, et que le lendemain elle lui expliquerait tout. Mais il se dégagea, il ferma violemment la porte de la serre, en répondant:
- Eh non! c'est fini, j'en ai plein le dos.
Elle resta écrasée. Elle le regarda traverser le jardin. Il lui semblait que les arbres de la serre tournaient autour d'elle. Puis, lentement, elle traîna ses pieds nus sur le sable des allées, elle remonta les marches du perron, la peau marbrée par le froid, plus tragique dans le désordre de ses dentelles. En haut, elle répondit aux questions de son mari, qui l'attendait, qu'elle avait cru se rappeler l'endroit où pouvait être tombé un petit carnet perdu depuis le matin. Et, quand elle fut couchée, elle éprouva tout à coup un désespoir immense, en réfléchissant qu'elle aurait dû dire à Maxime que son père, rentré avec elle, l'avait suivie dans sa chambre pour l'entretenir d'une question d'argent quelconque.
Ce fut le lendemain que Saccard se décida à brusquer le dénouement de l'affaire de Charonne. Sa femme lui appartenait; il venait de la sentir douce et inerte entre ses mains, comme une chose qui s'abandonne. D'autre part le tracé du boulevard du Prince-Eugène allait être arrêté, il fallait que Renée fût dépouillée avant que l'expropriation prochaine s'ébruitât. Saccard montrait, dans toute cette affaire, un amour d'artiste; il regardait mûrir son plan avec dévotion, tendait ses pièges avec les raffinements d'un chasseur qui met de la coquetterie à prendre galamment le gibier. C'était, chez lui, une simple satisfaction de joueur adroit, d'homme goûtant une volupté particulière au gain volé; il voulait avoir les terrains pour un morceau de pain, quitte à donner cent mille francs de bijoux à sa femme, dans la joie du triomphe. Les opérations les plus simples se compliquaient, dès qu'il s'en occupait, devenaient des drames noirs; il se passionnait, il aurait battu son père pour une pièce de cent sous. Et il semait ensuite l'or royalement.
Mais, avant d'obtenir de Renée la cession de sa part de propriété, il eut la prudence d'aller tâter Larsonneau sur les intentions de chantage qu'il avait flairées en lui. Son instinct le sauva, en cette circonstance. L'agent d'expropriation avait cru, de son coté, que le fruit était mûr et qu'il pouvait le cueillir. Lorsque Saccard entra dans le cabinet de la rue de Rivoli, il trouva son compère bouleversé, donnant les signes du plus violent désespoir.