- Ah! mon ami, murmura celui-ci, en lui prenant les mains, nous sommes perdus... J'allais courir chez vous pour nous concerter, pour nous sortir de cette horrible aventure...
Tandis qu'il se tordait les bras et essayait un sanglot, Saccard remarqua qu'il était en train de signer des lettres, au moment de son entrée, et que les signatures avaient une netteté admirable. Il le regarda tranquillement, en disant:
- Bah! qu'est-ce qui nous arrive donc?
Mais l'autre ne répondit pas tout de suite; il s'était jeté dans son fauteuil, devant son bureau, et là, les coudes sur le buvard, le front entre les mains, il se branlait furieusement la tête. Enfin, d'une voix étouffée:
- On m'a volé le registre, vous savez...
Et il conta qu'un de ses commis, un gueux digne du bagne, lui avait soustrait un grand nombre de dossiers, parmi lesquels se trouvait le fameux registre. Le pis était que le voleur avait compris le parti qu'il pouvait tiré de cette pièce et qu'il voulait se la faire racheter cent mille francs.
Saccard réfléchissait. Le conte lui parut par trop grossier. Evidemment, Larsonneau se souciait peu, au fond, d'être cru. Il cherchait un simple prétexte pour lui faire entendre qu'il voulait cent mille francs dans l'affaire de Charonne; et même, à cette condition, il rendrait les papiers compromettants qu'il avait entre les mains. Le marché parut trop lourd à Saccard. Il aurait volontiers fait la part de son ancien collègue; mais cette embûche tendue, cette vanité de le prendre pour dupe l'irritaient. D'ailleurs, il n'était pas sans inquiétude; il connaissait le personnage, il le savait très capable de porter les papiers à son frère le ministre, qui aurait certainement payé pour étouffer tout scandale.
- Diable! murmura-t-il, en s'asseyant à son tour, voilà une vilaine histoire... Et pourrait-on voir le gueux en question?
- Je vais l'envoyer chercher, dit Larsonneau, il demeure à côté, rue Jean- Lantier.
Dix minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un petit jeune homme, louche, les cheveux pâles, la face couverte de taches de rousseur, entra doucement, en évitant que la porte fît du bruit. Il était vêtu d'une mauvaise redingote noire trop grande et horriblement râpée. Il se tint debout, à distance respectueuse, regardant Saccard du coin de l'oeil, tranquillement. Larsonneau, qui l'appelait Baptistin, lui fit subir un interrogatoire, auquel il répondit par des monosyllabes, sans se troubler le moins du monde; et il recevait en toute indifférence les noms de voleur, d'escroc, de scélérat, dont son patron croyait devoir accompagner chacune de ses demandes.
Saccard admira le sang-froid de ce malheureux. A un moment, l'agent d'expropriation s'élança de son fauteuil comme pour le battre; et il se contenta de reculer d'un pas, en louchant avec plus d'humilité.
- C'est bien, laissez-le, dit le financier... Alors, monsieur, vous demandez cent mille francs pour rendre les papiers?
- Oui, cent mille francs, répondit le jeune homme.
Et il s'en alla. Larsonneau paraissait ne pouvoir se calmer.
- Hein? quelle crapule! balbutia-t-il. Avez-vous vu ses regards faux?... Ces gaillards-là vous ont l'air timides et vous assassineraient un homme pour vingt francs.
Mais Saccard l'interrompit en disant:
- Bah! il n'est pas terrible. Je crois qu'on pourra s'arranger avec lui... Je venais pour une affaire beaucoup plus inquiétante... Vous aviez raison de vous défier de ma femme, mon cher ami. Imaginez-vous qu'elle vend sa part de propriété à M. Haffner. Elle a besoin d'argent, dit-elle. C'est son amie Suzanne qui a dû la pousser.
L'autre cessa brusquement de se désespérer; il écoutait, un peu pâle, rajustant son col droit, qui avait tourné, dans sa colère.
- Cette cession, continua Saccard, est la ruine de nos espérances. Si M. Haffner devient votre coassocié, non seulement nos profits sont compromis, mais j'ai une peur affreuse de nous trouver dans une situation très désagréable vis-à-vis de cet homme méticuleux qui voudra éplucher les comptes.
L'agent d'expropriation se mit à marcher d'un pas agité, faisant craquer ses bottines vernies sur le tapis.
- Voyez, murmura-t-il, dans quelle situation on se met pour rendre service aux gens!... Mais, mon cher, à votre place, j'empêcherais absolument ma femme de faire une pareille sottise. Je la battrais plutôt.
- Ah! mon ami!... dit le financier avec un fin sourire. Je n'ai pas plus d'action sur ma femme que vous ne paraissez en avoir sur cette canaille de Baptistin.
Larsonneau s'arrêta net devant Saccard, qui souriait toujours, et le regarda d'un air profond. Puis il reprit sa marche de long en large, mais d'un pas lent et mesuré. Il s'approcha d'une glace, remonta son noeud de cravate, marcha encore, retrouvant son élégance. Et tout d'un coup:
- Baptistin! cria-t-il.
Le petit jeune homme louche entra, mais par une autre porte. Il n'avait plus son chapeau et roulait une plume entre ses doigts.
- Va chercher le registre, lui dit Larsonneau.
Et, quand il ne fut plus là, il débattit la somme qu'on devait lui donner.
- Faites cela pour moi, finit-il par dire carrément.
Alors Saccard consentit à donner trente mille francs sur les bénéfices futurs de l'affaire de Charonne. Il estimait qu'il se tirait encore à bon marché de la main gantée de l'usurier. Ce dernier fit mettre la promesse à son nom, continuant la comédie jusqu'au bout, disant qu'il tiendrait compte des trente mille francs au jeune homme. Ce fut avec des rires de soulagement que Saccard brûla le registre à la flamme de la cheminée, feuille à feuille. Puis, cette opération terminée, il échangea de vigoureuses poignées de main avec Larsonneau, et le quitta, en lui disant:
- Vous allez ce soir chez Laure, n'est-ce pas?... Attendez-moi. J'aurai tout arrangé avec ma femme, nous prendrons nos dernières dispositions.
Laure d'Aurigny, qui déménageait souvent, habitait alors un grand appartement du boulevard Haussmann, en face de la Chapelle expiatoire. Elle venait de prendre un jour par semaine, comme les dames du vrai monde. C'était une façon de réunir à la fois les hommes qui la voyaient, un par un, dans la semaine. Aristide Saccard triomphait, les mardis soir; il était l'amant en titre: et il tournait la tête, avec un rire vague, quand la maîtresse de la maison le trahissait entre deux portes, en accordant pour le soir même un rendez-vous à un de ces messieurs. Lorsqu'il était resté le dernier de la bande, il allumait encore un cigare, causait affaires, plaisantait un instant sur le monsieur qui se morfondait dans la rue en attendant qu'il sortît; puis après avoir appelé Laure sa « chère enfant », et lui avoir donné une petite tape sur la joue, il s'en allait tranquillement par une porte, tandis que le monsieur entrait par une autre. Le secret traité d'alliance qui avait consolidé le crédit de Saccard et fait trouver à la d'Aurigny deux mobiliers en un mois continuait à les amuser. Mais Laure voulait un dénouement à cette comédie. Ce dénoue ment, arrêté à l'avance, devait consister dans une rupture publique, au profit de quelque imbécile qui paierait cher le droit d'être l'entreteneur sérieux et connu de tout Paris L'imbécile était trouvé. Le duc de Rozan, las d'assommer inutilement les femmes de son monde, rêvait une réputation de débauché, pour accentuer d'un relief sa figure fade. Il était très assidu aux mardis de Laure, dont il avait fait la conquête par sa naïveté absolue. Malheureusement, à trente-cinq ans, il se trouvait encore sous la dépendance de sa mère, à tel point qu'il pouvait disposer au plus d'une dizaine de louis à la fois. Les soirs où Laure daignait lui prendre ses dix louis, en se plaignant, en parlant des cent mille francs dont elle aurait besoin, il soupirait il lui promettait la somme pour le jour où il serait le maître. Ce fut alors qu'elle eut l'idée de lui faire lier amitié avec Larsonneau, un des bons amis de la maison. Les deux hommes allèrent déjeuner ensemble chez Tortoni; et, au dessert, Larsonneau, en contant ses amours avec une Espagnole délicieuse, prétendit connaître des prêteurs; mais il conseilla vivement à Rozan de ne jamais passer par leurs mains. Cette confidence endiabla le duc, qui finit par arracher à son bon ami la promesse de s'occuper de sa « petite affaire ». Il s'en occupa si bien qu'il devait porter l'argent le soir même où Saccard lui avait donné rendez-vous chez Laure.