Larsonneau continuait à trouver l'histoire un peu brutale. Il était de méthode moins dramatique; chacune de ses opérations se nouait et se dénouait avec des élégances de comédie de salon.
- Moi., j'aurais imaginé autre chose, dit-il. Enfin, chacun son système... Il ne nous reste alors qu'à payer.
- C'est à ce sujet, répondit Saccard, que je veux m'entendre avec vous... Demain, je porterai l'acte de cession à ma femme, et elle aura simplement à vous faire remettre cet acte pour toucher le prix convenu... Je préfère éviter toute entrevue.
Jamais il n'avait voulu, en effet, que Larsonneau vînt chez eux sur un pied d'intimité. Il ne l'invitait pas, l'accompagnait chez Renée, les jours où il fallait absolument que les deux associés se rencontrassent; cela était arrivé trois fois. Presque toujours, il traitait avec des procurations de sa femme, pensant qu'il était inutile de lui laisser voir ses affaires de trop près.
Il ouvrit son portefeuille, en ajoutant:
- Voici les deux cent mille francs de billets souscrits par ma femme; vous les lui donnerez en paiement, et vous ajouterez cent mille francs que je vous porterai demain dans la matinée... Je me saigne, mon cher ami. Cette affaire me coûte les yeux de la tête.
- Mais, fit remarquer l'agent d'expropriation, cela ne va faire que trois cent mille francs... Est-ce que le reçu sera de cette somme?
- Un reçu de trois cent mille francs! reprit Saccard en riant, ah ! bien, nous serions propres plus tard. Il faut, d'après nos inventaires, que la propriété soit estimée aujourd'hui deux millions cinq cent mille francs. Le reçu sera de la moitié, naturellement.
- Jamais votre femme ne voudra le signer.
- Eh si! Je vous dis que tout est convenu... Parbleu! je lui ai dit que c'était votre première condition. Vous nous mettez le pistolet sous la gorge avec votre faillite, comprenez-vous? Et c'est là que j'ai paru douter de votre honnêteté et que je vous ai accusé de vouloir duper vos créanciers... Est-ce que ma femme comprend quelque chose à tout cela?
Larsonneau hochait la tête en murmurant:
- N'importe, vous auriez dû chercher quelque chose de plus simple.
- Mais mon histoire est la simplicité même! dit Saccard très étonné. Où diable voyez-vous qu'elle se complique?
Il n'avait pas conscience du nombre incroyable de ficelles qu'il ajoutait à l'affaire la plus ordinaire. Il goûtait une vraie joie dans ce conte à dormir debout qu'il venait de faire à Renée; et ce qui le ravissait, c'était l'impudence du mensonge, l'entassement des impossibilités, la complication étonnante de l'intrigue. Depuis longtemps il aurait eu les terrains s'il n'avait pas imaginé tout ce drame; mais il aurait éprouvé moins de jouissance à les avoir aisément. D'ailleurs, il mettait la plus grande naïveté à faire de la spéculation de Charonne tout un mélodrame financier.
Il se leva et, prenant le bras de Larsonneau, se dirigeant vers le salon:
- Vous m'avez bien compris, n'est-ce pas? Contentez-vous de suivre mes instructions, et vous m'applaudirez après... Voyez-vous, mon cher, vous avez tort de porter des gants jaunes, c'est ce qui vous gâte la main.
L'agent d'expropriation se contenta de sourire en murmurant:
- Oh! les gants ont du bon, cher maître: on touche à tout sans se salir.
Comme ils rentraient dans le salon, Saccard fut surpris et quelque peu inquiet de trouver Maxime de l'autre côté de la portière. Le jeune homme était assis sur une causeuse, à côté d'une dame blonde, qui lui racontait d'une voix monotone une longue histoire, la sienne sans doute. Il avait, en effet, entendu la conversation de son père et de Larsonneau. Les deux complices lui paraissaient de rudes gaillards. Encore vexé de la trahison de Renée, il goûtait une joie lâche à apprendre le vol dont elle allait être la victime. Ça le vengeait un peu. Son père vint lui serrer la main d'un air soupçonneux; mais Maxime lui dit à l'oreille, en lui montrant la dame blonde:
- Elle n'est pas mal, n'est-ce pas? Je veux la « faire » pour ce soir.
Alors Saccard se dandina, fut galant. Laure d'Aurigny vint les rejoindre un moment; elle se plaignait de ce que Maxime lui rendît à peine visite une fois par mois. Mais il prétendit avoir été très occupé, ce qui fit rire tout le monde. Il ajouta que désormais on ne verrait plus que lui.
- J'ai écrit une tragédie, dit-il, et j'ai trouvé le cinquième acte hier seulement... Je compte me reposer chez toutes les belles femmes de Paris.
Il riait, il goûtait ses allusions, que lui seul pouvait comprendre. Cependant, il ne restait plus dans le salon, aux deux coins de la cheminée, que Rozan et Larsonneau. Les Saccard se levèrent, ainsi que la dame blonde, qui demeurait dans la maison. Alors la d'Aurigny alla parler bas au duc. Il parut surpris et contrarié. Voyant qu'il ne se décidait pas à quitter son fauteuiclass="underline"
- Non, vrai, pas ce soir, dit-elle à mi-voix. J'ai une migraine!. Demain, je vous le promets.
Rozan dut obéir. Laure attendit qu'il fût sur le palier pour dire vivement à l'oreille de Larsonneau:
- Hein! grand Lar, je suis de parole... Fourre-le dans sa voiture.
Quand la dame blonde prit congé de ces messieurs, pour remonter à son appartement, qui était à l'étage supérieur, Saccard fut étonné de ce que Maxime ne la suivait pas.
- Eh bien? lui demanda-t-il.
- Ma foi, non, répondit le jeune homme J'ai réfléchi...
Puis il eut une idée qu'il crut très drôle:
- Je te cède la place si tu veux. Dépêche-toi, elle n'a pas encore fermé sa porte.
Mais le père haussa doucement les épaules, en disant:
- Merci, j'ai mieux que cela pour l'instant, mon petit.
Les quatre hommes descendirent. En bas, le duc voulait absolument prendre Larsonneau dans sa voiture; sa mère demeurait au Marais, il aurait laissé l'agent d'expropriation à sa porte, rue de Rivoli. Celui-ci refusa, ferma la portière lui-même, dit au cocher de partir. Et il resta sur le trottoir du boulevard Haussmann avec les deux autres, causant, ne s'éloignant pas.
- Ah! ce pauvre Rozan! dit Saccard, qui comprit tout à coup.
Larsonneau jura que non, qu'il se moquait pas mal de ça, qu'il était un homme pratique. Et, comme les deux autres continuaient à plaisanter et que le froid était très vif, il finit par s'écrier:
- Ma foi, tant pis, je sonne!... Vous êtes des indiscrets, messieurs.
- Bonne nuit! lui cria Maxime, lorsque la porte se referma.
Et, prenant le bras de son père, il remonta avec lui le boulevard. Il faisait une de ces claires nuits de gelée où il est si bon de marcher sur la terre dure, dans l'air glacé. Saccard disait que Larsonneau avait tort, qu'il fallait être simplement le camarade de la d'Aurigny. Il partit de là pour déclarer que l'amour de ces filles était vraiment mauvais. Il se montrait moral, il trouvait des sentences, des conseils étonnants de sagesse.
- Vois-tu, dit-il à son fils, ça n'a qu'un temps, mon petit... On y perd sa santé, et l'on n'y goûte pas le vrai bonheur. Tu sais que je ne suis pas un bourgeois. Eh bien, j'en ai assez, je me range.