Il était onze heures et demie; et les rideaux ne s'ouvraient pas. Un grand murmure emplissait le salon. Les rangées de fauteuils offraient la plus étonnante cohue de marquises, de châtelaines, de laitières, d'Espagnoles, de bergères, de sultanes; tandis que la masse compacte des habits noirs mettait une grande tache sombre, à côté de cette moire d'étoffes claires et d'épaules nues, toutes braisillantes des étincelles vives des bijoux. Les femmes étaient seules travesties. Il faisait déjà chaud. Les trois lustres allumaient le ruissellement d'or du salon.
On vit enfin M. Hupel de la Noue sortir par une ouverture ménagée à gauche de l'estrade. Depuis huit heures du soir, il aidait ces dames. Son habit avait, sur la manche gauche, trois doigts marqués en blanc, une petite main de femme qui s'était posée là, après s'être oubliée dans une boîte de poudre de riz. Mais le préfet songeait bien aux misères de sa toilette! Il avait les yeux énormes, la face bouffie et un peu pâle. Il parut ne voir personne. Et, s'avançant vers Saccard, qu'il reconnut au milieu d'un groupe d'hommes graves, il lui dit à demi-voix:
- Sacrebleu! votre femme a perdu sa ceinture de feuillage... Nous voilà propres!
Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre de réponse, sans rien regarder, il tourna le dos, plongea sous les draperies, disparut. Les dames sourirent de la singulière apparition de ce monsieur.
Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s'était formé derrière les derniers fauteuils. On avait même tiré un fauteuil hors du rang, pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaient depuis quelque temps. Il y avait là M. Toutin-Laroche, que l'empereur venait d'appeler au Sénat; M. de Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu valider la deuxième élection; M. Michelin, décoré de la veille; et, un peu en arrière, les Mignon et Charrier, dont l'un avait un gros diamant à sa cravate, tandis que l'autre en montrait un plus gros encore à son doigt. Ces messieurs causaient. Saccard les quitta un instant pour aller échanger une parole à voix basse avec sa soeur, qui venait d'entrer et de s'asseoir entre Louise de Mareuil et Mme Michelin. Mme Sidonie était en magicienne; Louise portait crânement un costume de page, qui lui donnait tout à fait l'air d'un gamin: la petite Michelin, en almée, souriait amoureusement, dans ses voiles brodés de fils d'or.
- Sais-tu quelque chose? demanda doucement Saccard à sa soeur.
- Non, rien encore, répondit-elle. Mais le galant doit être ici... Je les pincerai ce soir, sois tranquille.
- Préviens-moi tout de suite, n'est-ce pas? Et Saccard, se tournant à droite et à gauche, complimenta Louise et Mme Michelin. Il compara l'une à une houri de Mahomet, l'autre à un mignon d'Henri III. Son accent provençal semblait faire chanter de ravissement toute sa personne grêle et stridente. Quand il revint au groupe des hommes graves, M. de Mareuil le prit à l'écart et lui parla du mariage de leurs enfants. Rien n'était changé, c'était toujours le dimanche suivant qu'on devait signer le contrat.
- Parfaitement, dit Saccard. Je compte même annoncer ce soir le mariage à nos amis, si vous n'y voyez aucun inconvénient... J'attends pour cela mon frère le ministre, qui m'a promis de venir.
Le nouveau député fut ravi. Cependant M. Toutin-Laroche élevait la voix, comme en proie à une vive indignation.
- Oui, messieurs, disait-il à M. Michelin et aux deux entrepreneurs, qui se rapprochaient, j'avais eu la bonhomie de laisser mêler mon nom à une telle affaire.
Et, comme Saccard et Mareuil les rejoignaient:
- Je racontais à ces messieurs la déplorable aventure de la Société générale des ports du Maroc, vous savez, Saccard?
Celui-ci ne broncha pas. La société en question venait de crouler avec un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieux avaient voulu savoir où en était l'établissement des fameuses stations commerciales sur le littoral de la Méditerranée, et une enquête judiciaire avait démontré que les ports du Maroc n'existaient que sur les plans des ingénieurs, de forts beaux plans, pendus aux murs des bureaux de la Société. Depuis ce moment, M. Toutin-Laroche criait plus fort que les actionnaires, s'indignant, voulant qu'on lui rendît son nom pur de toute tache. Et il fit tant de bruit que le gouvernement, pour calmer et réhabiliter devant l'opinion cet homme utile, se décida à l'envoyer au Sénat. Ce fut ainsi qu'il pêcha le siège tant ambitionné, dans une affaire qui avait failli le conduire en police correctionnelle.
- Vous êtes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard. Vous pouvez montrer votre grande oeuvre, le Crédit viticole, cette maison qui est sortie victorieuse de toutes les crises.
- Oui, murmura Mareuil, cela répond à tout.
Le Crédit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras soigneusement cachés. Un ministre très tendre pour cette institution financière, qui tenait la Ville de Paris à la gorge, avait inventé un coup de hausse dont M. Toutin- Laroche s'était merveilleusement servi. Rien ne le chatouillait davantage que les éloges donnés à la prospérité du Crédit viticole. Il les provoquait d'ordinaire. Il remercia M. de Mareuil d'un regard, et, se penchant vers le baron Gouraud, sur le fauteuil duquel il s'appuyait familièrement, il lui demanda:
- Vous êtes bien? vous n'avez pas trop chaud?
Le baron eut un léger grognement.
- Il baisse, il baisse tous les jours, ajouta M. Toutin-Laroche à demi-voix, en se tournant vers ces messieurs.
M. Michelin souriait, fermait de temps à autre les paupières, d'un mouvement doux, pour voir son ruban rouge. Les Mignon et Charrier, plantés carrément sur leurs grands pieds, semblaient beaucoup plus à l'aise dans leur habit depuis qu'ils portaient des brillants. Cependant il était près de minuit, l'assemblée s'impatientait; elle ne se permettait pas de murmurer, mais les éventails battaient plus nerveusement, et le bruit des conversations grandissait.
Enfin, M. Hupel de la Noue reparut. Il avait passé une épaule par l'étroite ouverture lorsqu'il aperçut Mme d'Espanet qui montait enfin sur l'estrade; ces dames, déjà en place pour le premier tableau, n'attendaient plus qu'elle. Le préfet se tourna, montrant son dos aux spectateurs, et l'on put le voir causant avec la marquise, que les rideaux cachaient. Il étouffa sa voix, disant, avec des saluts lancés du bout des doigts:
- Mes compliments, marquise. Votre costume est délicieux.
- J'en ai un bien plus joli dessous! répliqua cavalièrement la jeune femme, qui lui éclata de rire au nez, tant elle le trouvait drôle, enfoui de la sorte dans les draperies.
L'audace de cette plaisanterie étonna un instant le galant M. Hupel de la Noue; mais il se remit, et, goûtant de plus en plus le mot, à mesure qu'il l'approfondissait.
- Ah, charmant! charmant! murmura-t-il d'un air ravi.
Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre au groupe des hommes graves, voulant jouir de son oeuvre. Ce n'était plus l'homme effaré courant après la ceinture de feuillage de la nymphe Echo. Il était radieux, soufflant, s'essuyant le front.