En entrant, les convives, qui souriaient aux dames qu'ils avaient à leur bras, eurent une expression de béatitude discrète. Les fleurs mettaient une fraîcheur dans l'air tiède. Des fumets légers traînaient, mêlés aux parfums des roses. Et c'était la senteur âpre des écrevisses et l'odeur aigrelette des citrons qui dominaient.
Puis, quand tout le monde eut trouvé son nom écrit sur le revers de la carte du menu, il y eut un bruit de chaises, un grand froissement de jupes de soie. Les épaules nues étoilées de diamants, flanquées d'habits noirs qui en faisaient ressortir la pâleur, ajoutèrent leurs blancheurs laiteuses au rayonnement de la table. Le service commença, au milieu de petits sourires échangés entre voisins, dans un demi-silence que ne coupaient encore que les cliquetis assourdis des cuillers. Baptiste remplissait les fonctions de maître d'hôtel avec ses attitudes graves de diplomate; il avait sous ses ordres, outre les deux valets de pied, quatre aides qu'il recrutait seulement pour les grands dîners. A chaque mets qu'il enlevait et qu'il allait découper, au fond de la pièce, sur une table de service, trois des domestiques faisaient doucement le tour de la table, un plat à la main, offrant le mets par son nom, à demi-voix. Les autres versaient les vins, veillaient au pain et aux carafes. Les relevés et les entrées s'en allèrent et se promenèrent ainsi lentement, sans que le rire perlé des dames devînt plus aigu.
Les convives étaient trop nombreux pour que la conversation pût aisément devenir générale. Cependant, au second service, lorsque les rôtis et les entremets eurent pris la place des relevés et des entrées, et que les grands vins de Bourgogne, le pommard, le chambertin, succédèrent au léoville et au château-lafite, le bruit des voix grandit, des éclats de rire firent tinter les cristaux légers. Renée, au milieu de la table, avait, à sa droite le baron Gouraud, à sa gauche M. Toutin-Laroche, ancien fabricant de bougies, alors conseiller municipal, directeur du Crédit viticole, membre du conseil de surveillance de la Société Générale des ports du Maroc, homme maigre et considérable, que Saccard, placé en face, entre Mme d'Espanet et Mme Haffner, appelait d'une voix flatteuse tantôt « mon cher collègue », et tantôt « notre grand administrateur ». Ensuite venaient les hommes politiques: M. Hupel de la Noue, un préfet qui passait huit mois de l'année à Paris; trois députés, parmi lesquels M. Haffner étalait sa large face alsacienne; puis M. de Saffré, un charmant jeune homme, secrétaire d'un ministre; M. Michelin, chef du bureau de la voirie; et d'autres employés supérieurs. M. de Mareuil, candidat perpétuel à la députation, se carrait en face du préfet, auquel il faisait des yeux doux. Quant à M. d'Espanet, il n'accompagnait jamais sa femme dans le monde. Les dames de la famille étaient placées entre les plus marquants de ces personnages. Saccard avait cependant réservé sa soeur Sidonie, qu'il avait mise plus loin, entre les deux entrepreneurs, le sieur Charrier à droite, le sieur Mignon à gauche, comme à un poste de confiance où il s'agissait de vaincre. Mme Michelin, la femme du chef de bureau, une jolie brune, toute potelée, se trouvait à côté de M. de Saffré, avec lequel elle causait vivement à voix basse. Puis, aux deux bouts de la table, était la jeunesse: des auditeurs au Conseil d'Etat, des fils de pères puissants, des petits millionnaires en herbe, M. de Mussy, qui jetait à Renée des regards désespérés, Maxime, ayant à sa droite Louise de Mareuil, et dont sa voisine semblait faire la conquête. Peu à peu, ils s'étaient mis à rire très haut. Ce furent de là que partirent les premiers éclats de gaieté:
Cependant, M. Hupel de la Noue demanda galamment:
- Aurons-nous le plaisir de voir Son Excellence, ce soir?
- Je ne crois pas, répondit Saccard d'un air important qui cachait une contrariété secrète. Mon frère est si occupé!... Il nous a envoyé son secrétaire, M. de Saffré, pour nous présenter ses excuses.
Le jeune secrétaire, que Mme Michelin accaparait décidément, leva la tête en entendant prononcer son nom, et s'écria à tout hasard, croyant qu'on s'était adressé à lui:
- Oui, oui, il doit y avoir une réunion des ministres à neuf heures chez le garde des sceaux.
Pendant ce temps, M. Toutin-Laroche, qu'on avait interrompu, continuait gravement, comme s'il eût péroré dans le silence attentif du conseil municipaclass="underline"
- Les résultats sont superbes. Cet emprunt de la Ville restera comme une des plus belles opérations financières de l'époque. Ah! messieurs...
Mais, ici, sa voix fut de nouveau couverte par des rires qui éclatèrent brusquement à l'un des bouts de la table. On entendait, au milieu de ce souffle de gaieté, la voix de Maxime, qui achevait une anecdote: « Attendez donc, je n'ai pas fini. La pauvre amazone fut relevée par un cantonnier. On dit qu'elle lui fait donner une brillante éducation pour l'épouser plus tard. Elle ne veut pas qu'un homme autre que son mari puisse se flatter d'avoir vu certain signe noir placé au dessus de son genou. » Les rires reprirent de plus belle; Louise riait franchement, plus haut que les hommes. Et doucement, au milieu de ces rires, comme sourd, un laquais allongeait en ce moment, entre chaque convive, sa tête grave et blême, offrant des aiguillettes de canard sauvage, à voix basse.