Il avait toujours la petite main blanche sur la manche de son habit ; et, de plus, le gant de sa main droite était taché de rouge au bout du pouce; sans doute il avait trempé ce doigt dans le pot de fard d'une de ces dames. Il souriait, il s'éventait, il balbutiait:
- Elle est adorable, ravissante, stupéfiante.
- Qui donc? demanda Saccard.
- La marquise. Imaginez-vous qu'elle vient de me dire...
Et il raconta le mot. On le trouva tout à fait réussi. Ces messieurs se le répétèrent. Le digne M. Haffner, qui s'était approché, ne put lui-même s'empêcher d'applaudir. Cependant, un piano, que peu de personnes avaient vu, se mit à jouer une valse. Il se fit alors un grand silence. La valse avait des enrouements capricieux, interminables ; et toujours une phrase très douce montait le clavier, se perdait dans un trille de rossignol; puis des voix sourdes reprenaient, plus lentement. C'était très voluptueux. Les dames, la tête un peu inclinée, souriaient. Le piano avait, au contraire, fait tomber brusquement la gaieté de M. Hupel de la Noue.
Il regardait les rideaux de velours rouge d'un air anxieux, il se disait qu'il aurait dû placer lui-même Mme d'Espanet comme il avait placé les autres. Les rideaux s'ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdine la valse sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames se penchaient, les hommes allongeaient la tête, tandis que l'admiration se traduisait çà et là par une parole dite trop haut, un soupir inconscient, un rire étouffé. Cela dura cinq grandes minutes, sous le flamboiement des trois lustres.
M. Hupel de la Noue, rassuré, souriait béatement à son poème. Il ne put résister à la tentation de répéter aux personnes qui l'entouraient ce qu'il disait depuis un mois.
- J'avais songé à faire ça en vers... Mais, n'est-ce pas? c'est plus noble de lignes.
Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercement sans fin, il donna des explications. Les Mignon et Charrier s'étaient approchés et l'écoutaient attentivement.
- Vous connaissez le sujet, n'est-ce pas? Le beau Narcisse, fils du fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, méprise l'amour de la nymphe Echo... Echo était de la suite de Junon, qu'elle amusait par ses discours pendant que Jupiter courait le monde... Echo, fille de l'Air et de la Terre, comme vous savez...
Et il se pâmait devant la poésie de la Fable. Puis, d'un ton plus intime:
- J'ai cru pouvoir donner carrière à mon imagination... La nymphe Echo conduit le beau Narcisse chez Vénus, dans une grotte marine, pour que la déesse l'enflamme de ses feux. Mais la déesse reste impuissante. Le jeune homme témoigne par son attitude qu'il n'est pas touché.
L'explication n'était pas inutile, car peu de spectateurs, dans le salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le préfet eut nommé ses personnages à demi-voix, on admira davantage. Les Mignon et Charrier continuaient à ouvrir des yeux énormes. Ils n'avaient pas compris.
Sur l'estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte se creusait. Le décor était fait d'une soie tendue à grands plis cassés, imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelle étaient peints des coquillages, des poissons, de grandes herbes marines. Le plancher, accidenté, montant en forme de tertre, se trouvait recouvert de la même soie, où le décorateur avait représenté un sable fin constellé de perles et de paillettes d'argent. C'était un réduit de déesse. Là, sur le sommet du tertre, Mme de Lauwerens, en Vénus, se tenait debout; un peu forte, portant son maillot rose avec la dignité d'une duchesse de l'Olympe, elle avait compris son personnage en souveraine de l'Amour, avec de grands yeux sévères et dévorants. Derrière elle, ne montrant que sa tête malicieuse, ses ailes et son carquois, la petite Mme Daste donnait son sourire au personnage aimable de Cupidon. Puis, d'un côté du tertre, les trois Grâces, Mmes de Guende, Tessière, de Meinbold, tout en mousseline, se souriaient, s'enlaçaient, comme dans le groupe de Pradier; tandis que de l'autre côté, la marquise d'Espanet et Mme Haffner, enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la taille, les cheveux mêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, un souvenir de Lesbos, que M. Hupel de la Noue expliquait à voix plus basse, pour les hommes seulement, en disant qu'il avait voulu montrer par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesse Vanska faisait la Volupté; elle s'allongeait, tordue par un dernier spasme, les yeux entrouverts et mourants, comme lasse; très brune, elle avait dénoué sa chevelure noire, et sa tunique striée de flammes fauves montrait des bouts de sa peau ardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du voile de Vénus au rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce, d'un rose général, d'un ton de chair. Et sous le rayon électrique, ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin, la gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentes se fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que ces blancheurs rosées vivaient, et qu'on ne savait plus si ces dames n'avaient pas poussé la vérité plastique jusqu'à se mettre toutes nues. Ce n'était là que l'apothéose; le drame se passait au premier plan. A gauche, Renée, la nymphe Echo, tendait les bras vers la grande déesse, la tête à demi tournée du côté de Narcisse, suppliante, comme pour l'inviter à regarder Vénus, dont la vue seule allume de terribles feux; mais Narcisse, à droite, faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de sa main et restait d'une froideur de glace. Les costumes de ces deux personnages avaient surtout coûté une peine infinie à l'imagination de M. Hupel de la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur de forêts, portait un costume de chasseur idéaclass="underline" maillot verdâtre, courte veste collante, rameau de chêne dans les cheveux. La robe de la nymphe Echo était, à elle seule, toute une allégorie; elle tenait des grands arbres et des grands monts, des lieux retentissants où les voix de la Terre et de l'Air se répondent; elle était rocher par le satin blanc de la jupe, taillis par les feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée de gaze bleue du corsage. Et les groupes gardaient une immobilité de statue, la note charnelle de l'Olympe chantait dans l'éblouissement du large rayon, pendant que le piano continuait sa plainte d'amour aiguë, coupée de profonds soupirs.
On trouva généralement que Maxime était admirablement fait. Dans son geste de refus, il développait sa hanche gauche, qu'on remarqua beaucoup. Mais tous les éloges furent pour l'expression de visage de Renée. Selon le mot de M. Hupel de la Noue, elle était « la douleur du désir inassouvi ». Elle avait un sourire aigu qui cherchait à se faire humble, elle quêtait sa proie avec des supplications de louve affamée qui ne cache ses dents qu'à demi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette folle d'Adeline qui bougeait et qui retenait à grand-peine une irrésistible envie de rire. Puis, les rideaux se refermèrent, le piano se tut.
Alors, on applaudit discrètement, et les conversations reprirent. Un grand souffle d'amour, de désir contenu, était venu des nudités de l'estrade, courait le salon, où les femmes s'alanguissaient davantage sur leurs sièges, tandis que les hommes, à l'oreille, se parlaient bas, avec des sourires. C'était un chuchotement d'alcôve, un demi-silence de bonne compagnie, un souhait de volupté à peine formulé par un frémissement de lèvres; et, dans les regards muets, se rencontrant au milieu de ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutale d'amours offertes et acceptées d'un coup d'oeil.