Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à un domestique s'il ne pourrait avoir un verre de champagne.
- Il faut attendre, monsieur, répondit avec colère le domestique effaré, perdant la tête, oubliant qu'il n'était pas à l'office. On a déjà bu trois cents bouteilles.
Cependant, on entendait les voix de l'orchestre qui grandissaient, par souffles brusques. On dansait la polka des Baisers, célèbre dans les bals publics, et dont chaque danseur devait marquer le rythme en embrassant sa danseuse. Mme d'Espanet parut à la porte de la salle à manger, rouge, un peu décoiffée, traînant, avec une lassitude charmante, sa grande robe d'argent. On s'écartait à peine, elle était obligée d'insister du coude pour s'ouvrir un passage. Elle fit le tour de la table, hésitante, une moue aux lèvres. Puis elle vint droit à M. Hupel de la Noue, qui avait fini et qui s'essuyait la bouche avec son mouchoir.
- Que vous seriez aimable, monsieur, lui dit-elle avec un adorable sourire, de me trouver une chaise! j'ai fait le tour de la table inutilement...
Le préfet avait une rancune contre la marquise, mais sa galanterie n'hésita pas; il s'empressa, trouva la chaise, installa Mme d'Espanet, et resta derrière son dos, à la servir. Elle ne voulut que quelques crevettes avec un peu de beurre, et deux doigts de champagne. Elle mangeait avec des mines délicates, au milieu de la gloutonnerie des hommes. La table et les chaises étaient exclusivement réservées aux dames. Mais on faisait toujours une exception en faveur du baron Gouraud. Il était là, carrément assis, devant un morceau de pâté, dont ses mâchoires broyaient la croûte avec lenteur. La marquise reconquit le préfet en lui disant qu'elle n'oublierait jamais ses émotions d'artiste, dans Les Amours du beau Narcisse et de la nymphe Echo. Elle lui expliqua même pourquoi on ne l'avait pas attendu, d'une façon qui le consola complètement: ces dames, en apprenant que le ministre était là, avaient pense qu'il serait peu convenable de prolonger l'entracte. Elle finit par le prier d'aller chercher Mme Haffner, qui dansait avec M. Simpson, un homme brutal, disait-elle, et qui lui déplaisait. Et, quand Suzanne fut là, elle ne regarda plus M. Hupel de la Noue.
Saccard, suivi de MM. Toutin-Laroche, de Mareuil, Haffner, avait pris possession d'un dressoir. Comme la table était pleine, et que M. de Saffré passait avec Mme Michelin au bras, il les retint, voulut que la jolie brune partageât avec eux. Elle croqua des pâtisseries, souriante, levant ses yeux clairs sur les cinq hommes qui l'entouraient. Ils se penchaient vers elle, touchaient ses voiles d'almée brodés de fil d'or, l'acculaient contre le dressoir, où elle finit par s'adosser, prenant des petits fours de toutes les mains, très douce et très caressante, avec la docilité amoureuse d'une esclave au milieu de ses seigneurs. M. Michelin achevait tout seul, à l'autre bout de la pièce, une terrine de foie gras dont il avait réussi à s'emparer.
Cependant, Mme Sidonie, qui rôdait dans le bal depuis les premiers coups d'archet, entra dans la salle à manger, et appela Saccard du coin de l'oeil.
- Elle ne danse pas, lui dit-elle à voix basse. Elle paraît inquiète. Je crois qu'elle médite quelque coup de tête... Mais je n'ai pu encore découvrir le damoiseau... Je vais manger quelque chose et me remettre à l'affût.
Et elle mangea debout, comme un homme, une aile de volaille qu'elle se fit donner par M. Michelin, qui avait fini sa terrine. Elle se versa du malaga dans une grande coupe à champagne; puis, après s'être essuyé les lèvres du bout des doigts, elle retourna dans le salon. La traîne de sa robe de magicienne semblait avoir déjà ramassé toute la poussière des tapis.
Le bal languissait, l'orchestre avait des essoufflements, lorsqu'un murmure courut: « Le cotillon! le cotillon! » qui ranima les danseurs et les cuivres. Il vint des couples de tous les massifs de la serre; le grand salon s'emplit, comme pour le premier quadrille; et, dans la cohue réveillée, on discutait. C'était la dernière flamme du bal. Les hommes qui ne dansaient pas regardaient, du fond des embrasures, avec des bienveillances molles, le groupe bavard grandissant au milieu de la pièce; tandis que les soupeurs du buffet, sans lâcher leur pain, allongeaient la tête, pour voir.
- M. de Mussy ne veut pas, disait une dame. Il jure qu'il ne le conduit plus... Voyons, une fois encore, monsieur de Mussy, rien qu'une petite fois. Faites cela pour nous.
Mais le jeune attaché d'ambassade restait gourmé dans son col cassé. C'était vraiment impossible, il avait juré. Il y eut un désappointement. Maxime refusa aussi, disant qu'il ne le pourrait, qu'il était brisé. M. Hupel de la Noue n'osa s'offrir; il ne descendait que jusqu'à la poésie. Une dame ayant parlé de M. Simpson, on la fit taire:
M. Simpson était le plus étrange conducteur de cotillon qu'on pût voir; il se livrait à des imaginations fantasques et malicieuses; dans un salon où l'on avait eu l'imprudence de le choisir, on racontait qu'il avait forcé les dames à sauter pardessus des chaises, et qu'une de ses figures favorites était de faire marcher tout le monde à quatre pattes autour de la pièce.
- Est-ce que M. de Saffré est parti? demanda une voix d'enfant.
Il partait, il faisait ses adieux à la belle madame Saccard, avec laquelle il était au mieux, depuis qu'elle ne voulait pas de lui. Ce sceptique aimable avait l'admiration des caprices des autres. On le ramena triomphalement du vestibule. Il se défendait, il disait avec un sourire qu'on le compromettait, qu'il était un homme sérieux. Puis, devant toutes les mains blanches qui se tendaient vers lui:
- Allons, dit-il, prenez vos places... Mais je vous préviens que je suis classique. Je n'ai pas deux liards d'imagination.
Les couples s'assirent autour du salon, sur tous les sièges qu'on put réunir; des jeunes gens allèrent chercher jusqu'aux chaises de fonte de la serre. C'était un cotillon monstre. M. de Saffré, qui avait l'air recueilli d'un prêtre officiant, choisit pour dame la comtesse Vanska, dont le costume de Corail le préoccupait. Quand tout le monde fut en place, il jeta un long regard sur cette file circulaire de jupes flanquées chacune d'un habit noir. Et il fit signe à l'orchestre, dont les cuivres sonnèrent. Des têtes se penchaient le long du cordon souriant des visages.
Renée avait refusé de prendre part au cotillon. Elle était d'une gaieté nerveuse, depuis le commencement du bal, dansant à peine, se mêlant aux groupes, ne pouvant rester en place. Ses amies la trouvaient singulière. Elle avait parlé, dans la soirée, de faire un voyage en ballon avec un célèbre aéronaute dont tout Paris s'occupait. Quand le cotillon commença, elle fut ennuyée de ne plus marcher à l'aise, elle se tint à la porte du vestibule, donnant des poignées de main aux hommes qui se retiraient, causant avec les intimes de son mari. Le baron Gouraud, qu'un laquais emportait dans sa pelisse de fourrure, trouva un dernier éloge sur son costume d'Otaïtienne.
Cependant M. Toutin-Laroche serrait la main de Saccard.
- Maxime compte sur vous, dit ce dernier.