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- Ne nous battons pas, vois-tu; je serais la plus forte.

Il resta blême, avec la honte de cette douleur qu'il sentait à ses poignets. Il la regardait aller et venir dans le cabinet. Elle repoussait les meubles, réfléchissant, arrêtant le plan qui tournait dans sa tête, depuis que son mari lui avait appris le mariage.

- Je vais t'enfermer ici, dit-elle enfin; et, quand il fera jour, nous partirons pour Le Havre.

Il blêmit encore d'inquiétude et de stupeur.

- Mais c'est une folie! s'écria-t-il. Nous ne pouvons pas nous en aller ensemble. Tu perds la tête...

- C'est possible. En tout cas, c'est toi et ton père qui me l'avez fait perdre. J'ai besoin de toi et je te prends. Tant pis pour les imbéciles!

Des lueurs rouges luisaient dans ses yeux. Elle continua, s'approchant de nouveau de Maxime, lui brûlant le visage de son haleine :

- Qu'est-ce que je deviendrais donc, si tu épousais la bossue! Vous vous moqueriez de moi, je serais peut-être forcée de reprendre ce grand dadais de Mussy, qui ne me réchaufferait pas même les pieds... Quand on a fait ce que nous avons fait, on reste ensemble. D'ailleurs, c'est bien clair, je m'ennuie lorsque tu n'es pas là et, comme je m'en vais, je t'emmène... Tu peux dire à Céleste ce que tu veux qu'elle aille chercher chez toi.

Le malheureux tendit les mains, supplia:

- Voyons, ma petite Renée, ne fais pas de bêtises. Reviens à toi... Pense un peu au scandale.

- Je m'en moque du scandale! Si tu refuses, je descends dans le salon et je crie que j'ai couché avec toi et que tu es assez lâche pour vouloir main tenant épouser la bossue.

Il plia la tête, l'écouta, cédant déjà, acceptant cette volonté qui s'imposait si rudement à lui.

- Nous irons au Havre. Reprit-elle plus bas, caressant son rêve, et de là nous gagnerons l'Angleterre. Personne ne nous embêtera plus. Si nous ne sommes pas assez loin, nous partirons pour l'Amérique. Moi qui ai toujours froid, je serai bien là-bas. J'ai souvent envié les créoles...

Mais à mesure qu'elle agrandissait son projet, la terreur reprenait Maxime. Quitter Paris, aller si loin avec une femme qui était folle assurément, laisser derrière lui une histoire dont le côté honteux l'exilait à jamais! c'était comme un cauchemar atroce qui l'étouffait. Il cherchait avec désespoir un moyen pour sortir de ce cabinet de toilette, de ce réduit rose où battait le glas de Charenton. Il crut l'avoir trouvé.

- C'est que je n'ai pas d'argent, dit-il avec douceur, afin de ne pas l'exaspérer. Si tu m'enfermes, je ne pourrai pas m'en procurer.

- J'en ai, moi, répondit-elle d'un air de triomphe. J'ai cent mille francs. Tout s'arrange très bien...

Elle prit, dans l'armoire à glace, l'acte de cession que son mari lui avait laissé, avec le vague espoir que sa tête tournerait. Elle l'apporta sur la table de toilette, força Maxime à lui donner une plume et un encrier qui se trouvaient dans la chambre à coucher, et, repoussant les savons, signant l'acte:

- Voilà, dit-elle, la bêtise est faite. Si je suis volée, c'est que je le veux bien... Nous passerons chez Larsonneau, avant d'aller à la gare... Maintenant, mon petit Maxime, je vais t'enfermer, et nous nous sauverons par le jardin, quand j'aurai mis tout ce monde à la porte. Nous n'avons même pas besoin d'emporter des malles.

Elle redevenait gaie. Ce coup de tête la ravissait. C'était une excentricité suprême, une fin qui, dans cette crise de fièvre chaude, lui semblait tout à fait originale. Ça dépassait de beaucoup son désir de voyage en ballon. Elle vint prendre Maxime dans ses bras, en murmurant:

- Je t'ai fait mal tout à l'heure, mon pauvre chéri! Aussi tu refusais. Tu verras comme ce sera gentil. Est-ce que ta bossue t'aimerait comme je t'aime? Ce n'est pas une femme, ce petit moricaud-là.

Elle riait, elle l'attirait à elle, le baisait sur les lèvres, lorsqu'un bruit leur fit tourner la tète. Saccard était debout sur le seuil de la porte.

Un silence terrible se fit. Lentement, Renée détacha ses bras du cou de Maxime; et elle ne baissait pas le front, elle continuait à regarder son mari de ses grands yeux fixes de morte; tandis que le jeune homme, écrasé, terrifié, chancelait, la tète basse, maintenant qu'il n'était plus soutenu par son étreinte. Saccard, foudroyé par ce coup suprême qui faisait enfin crier en lui l'époux et le père, n'avançait pas, livide, les brûlait de loin du feu de ses regards. Dans l'air moite et odorant de la pièce, les trois bougies flambaient très haut, la flamme droite, avec l'immobilité d'une larme ardente. Et, coupant seul le silence, le terrible silence, par l'étroit escalier un souffle de musique montait; la valse, avec ses enroulements de couleuvre, se glissait, se nouait, s'endormait sur le tapis de neige, au milieu du maillot déchiré et des jupes tombées à terre.

Puis le mari avança. Un besoin de brutalité marbrait sa face, il serrait les poings pour assommer les coupables. La colère, dans ce petit homme remuant, éclatait avec des bruits de coups de feu. Il eut un ricanement étranglé, et, s'approchant toujours:

- Tu lui annonçais ton mariage, n'est-ce pas?

Maxime recula, s'adossa au mur:

- Ecoute, balbutia-t-il, c'est elle...

Il allait l'accuser lâchement, rejeter sur elle le crime, dire qu'elle voulait l'enlever, se défendre avec l'humilité et les frissons d'un enfant pris en faute. Mais il n'eut pas la force, les mots se séchaient dans sa gorge. Renée gardait sa raideur de statue, son défi muet. Alors Saccard, sans doute pour trouver une arme, jeta un coup d'oeil rapide autour de lui. Et, sur le coin de la table de toilette, au milieu des peignes et des brosses à ongles, il aperçut l'acte de cession, dont le papier timbré jaunissait le marbre. Il regarda l'acte, regarda les coupables. Puis, se penchant il vit que l'acte était signé. Ses yeux allèrent de l'encrier ouvert à la plume encore humide, laissée au pied du candélabre. Il resta droit devant cette signature, réfléchissant.

Le silence semblait grandir, les flammes des bougies s'allongeaient, la valse se berçait le long des tentures avec plus de mollesse. Saccard eut un imperceptible mouvement d'épaules, il regarda encore sa femme et son fils d'un air profond, comme pour arracher à leur visage une explication qu'il ne trouvait pas. Puis il plia lentement l'acte, le mit dans la poche de son habit. Ses joues étaient devenues toutes pâles.

- Vous avez bien fait de signer, ma chère amie, dit-il doucement à sa femme... C'est cent mille francs que vous gagnez. Ce soir, je vous remettrai l'argent.

Il souriait presque, et ses mains seules gardaient un tremblement. Il fit quelques pas, en ajoutant:

- On étouffe ici. Quelle idée de venir comploter quelqu'une de vos farces dans ce bain de vapeur!...

Et s'adressant à Maxime, qui avait relevé la tête, surpris de la voix apaisée de son père:

- Allons, viens, toi! reprit-il. Je t'avais vu monter, je te cherchais pour que tu fisses tes adieux à M. de Mareuil et à sa fille.

Les deux hommes descendirent, causant ensemble. Renée resta seule, debout au milieu du cabinet de toilette, regardant le trou béant du petit escalier, dans lequel elle venait de voir disparaître les épaules du père et du fils. Elle ne pouvait détourner les yeux de ce trou. Eh quoi! ils étaient partis tranquillement, amicalement. Ces deux hommes ne s'étaient pas écrasés. Elle prêtait l'oreille, elle écoutait si quelque lutte atroce ne faisait pas rouler les corps le long des marches. Rien. Dans les ténèbres tièdes, rien qu'un bruit de danse, un long bercement. Elle crut entendre, au loin, les rires de la marquise, la voix claire de M. de Saffré. Alors le drame était fini? Son crime, les baisers dans le grand lit gris et rose, les nuits farouches de la serre, tout cet amour maudit qui l'avait brûlée pendant des mois, aboutissait à cette fin plate et ignoble. Son mari savait tout et ne la battait même pas. Et le silence autour d'elle, ce silence où traînait la valse sans fin, l'épouvantait plus que le bruit d'un meurtre. Elle avait peur de cette paix, peur de ce cabinet tendre et discret, empli d'une odeur d'amour.