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Elle s'aperçut dans la haute glace de l'armoire. Elle s'approcha, étonnée de se voir, oubliant son mari, oubliant Maxime, toute préoccupée par l'étrange femme qu'elle avait devant elle. La folie montait. Ses cheveux jaunes, relevés sur les tempes et sur la nuque, lui parurent une nudité, une obscénité. La ride de son front se creusait si profondément qu'elle mettait une barre sombre au- dessus des yeux, la meurtrissure mince et bleuâtre d'un coup de fouet. Qui donc l'avait marquée ainsi? Son mari n'avait pas levé la main, pourtant. Et ses lèvres l'étonnaient par leur pâleur, ses yeux de myope lui semblaient morts. Comme elle était vieille! Elle pencha le front et, quand elle se vit dans son maillot, dans sa légère blouse de gaze, elle se contempla, les cils baissés, avec des rougeurs subites. Qui l'avait mise nue? que faisait-elle dans ce débraillé de fille qui se découvre jusqu'au ventre? Elle ne savait plus. Elle regardait ses cuisses que le maillot arrondissait, ses hanches dont elle suivait les lignes souples sous la gaze, son buste largement ouvert; et elle avait honte d'elle, et un mépris de sa chair l'emplissait de colère sourde contre ceux qui la laissaient ainsi, avec de simples cercles d'or aux chevilles et aux poignets pour lui cacher la peau.

Alors, cherchant, avec l'idée fixe d'une intelligence qui se noie, ce qu'elle faisait là, toute nue, devant cette glace, elle remonta d'un saut brusque à son enfance, elle se revit à sept ans, dans l'ombre grave de l'hôtel Béraud. Elle se souvint d'un jour où la tante Elisabeth les avait habillées, elle et Christine, de robes de laine grise à petits carreaux rouges. On était à la Noël. Comme elles étaient contentes de ces deux robes semblables! La tante les gâtait, et elle poussa les choses jusqu'à leur donner à chacune un bracelet et un collier de corail. Les manches étaient longues, le corsage montait jusqu'au menton, les bijoux s'étalaient sur l'étoffe, ce qui leur semblait bien joli. Renée se rappelait encore que son père était là, qu'il souriait de son air triste. Ce jour-là, sa soeur et elle, dans la chambre des enfants, s'étaient promenées comme de grandes personnes, sans jouer, pour ne pas se salir. Puis, chez les dames de la Visitation, ses camarades l'avaient plaisantée sur « sa robe de Pierrot », qui lui allait au bout des doigts et qui lui montait par-dessus les oreilles. Elle s'était mise à pleurer pendant la classe. A la récréation, pour qu'on ne se moquât plus d'elle, elle avait retroussé les manches et rentré le tour du cou du corsage. Et le collier et le bracelet de corail lui semblaient plus jolis sur la peau de son cou et de son bras. Etait-ce ce jour-là qu'elle avait commencé à se mettre nue ?

Sa vie se déroulait devant elle. Elle assistait à son long effarement, à ce tapage de l'or et de la chair qui était monté en elle, dont elle avait eu jusqu'aux genoux, jusqu'au ventre, puis jusqu'aux lèvres, et dont elle sentait maintenant le flot passer sur sa tête, en lui battant le crâne à coups pressés. C'était comme une sève mauvaise; elle lui avait lassé les membres, mis au coeur des excroissances de honteuses tendresses, fait pousser au cerveau des caprices de malade et de bête. Cette sève, la plante de ses pieds l'avait prise sur le tapis de sa calèche, sur d'autres tapis encore, sur toute cette soie et tout ce velours où elle marchait depuis son mariage. Les pas des autres devaient avoir laissé là ces germes de poison, éclos à cette heure dans son sang, et que ses veines charriaient. Elle se rappelait bien son enfance. Lorsqu'elle était petite, elle n'avait que des curiosités. Même plus tard, après ce viol qui l'avait jetée au mal, elle ne voulait pas tant de honte. Certes, elle serait devenue meilleure, si elle était restée à tricoter auprès de la tante Elisabeth. Et elle entendait le tic-tac régulier des aiguilles de la tante, tandis qu'elle regardait fixement dans la glace pour lire cet avenir de paix qui lui avait échappé. Mais elle ne voyait que ses cuisses roses, ses hanches roses, cette étrange femme de soie rose qu'elle avait devant elle, et dont la peau de fine étoffe, aux mailles serrées, semblait faite pour des amours de pantins et de poupées. Elle en était arrivée à cela, à être une grande poupée dont la poitrine déchirée ne laisse échapper qu'un filet de son. Alors, devant les énormités de sa vie, le sang de son père, ce sang bourgeois qui la tourmentait aux heures de crise, cria en elle, se révolta. Elle qui avait toujours tremblé à la pensée de l'enfer, elle aurait dû vivre au fond de la sévérité noire de l'hôtel Béraud. Qui donc l'avait mise nue?

Et, dans l'ombre bleuâtre de la glace, elle crut voir se lever les figures de Saccard et de Maxime. Saccard, noirâtre, ricanant, avait une couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses jambes grêles. Cet homme était une volonté. Depuis dix ans, elle le voyait dans la forge, dans les éclats du métal rougi, la chair brûlée, haletant, tapant toujours, soulevant des marteaux vingt fois trop lourds pour ses bras, au risque de s'écraser lui-même. Elle le comprenait maintenant; il lui apparaissait grandi par cet effort surhumain, par cette coquinerie énorme, cette idée fixe d'une immense fortune immédiate. Elle se le rappelait sautant sur les obstacles, roulant en pleine boue, et ne prenant pas le temps de s'essuyer pour arriver avant l'heure, ne s'arrêtant même pas à jouir en chemin, mâchant ses pièces d'or en courant. Puis la tête blonde et jolie de Maxime apparaissait derrière l'épaule rude de son père: il avait son clair sourire de fille, ses yeux vides de catin qui ne se baissaient jamais, sa raie au milieu du front, montrant la blancheur du crâne. Il se moquait de Saccard, il le trouvait bourgeois de se donner tant de peine pour gagner un argent qu'il mangeait, lui, avec une si adorable paresse.

Il était entretenu. Ses mains longues et molles contaient ses vices. Son corps épilé avait une pose lassée de femme assouvie. Dans tout cet être lâche et mou, où tout le vice coulait avec la douceur d'une eau tiède, ne luisait pas seulement l'éclair de la curiosité du mal. Il subissait. Et Renée, en regardant les deux apparitions sortir des ombres légères de la glace, recula d'un pas, vit que Saccard l'avait jetée comme un enjeu, comme une mise de fonds, et que Maxime s'était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la poche du spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de son mari; il la poussait aux toilettes d'une nuit, aux amants d'une saison; il la tordait dans les flammes de sa forge, se servant d'elle, ainsi que d'un métal précieux, pour dorer le fer de ses mains. Peu à peu, le père l'avait ainsi rendue assez folle, assez misérable, pour les baisers du fils. Si Maxime était le sang appauvri de Saccard, elle se sentait, elle, le produit, le fruit véreux de ces deux hommes, l'infamie qu'ils avaient creusée entre eux, et dans laquelle ils roulaient l'un et l'autre.