Elle savait maintenant. C'étaient ces gens qui l'avaient mise nue. Saccard avait dégrafé le corsage, et Maxime avait fait tomber la jupe. Puis, à eux deux, ils venaient d'arracher la chemise. A présent, elle se trouvait sans un lambeau, avec des cercles d'or, comme une esclave. Ils la regardaient tout à l'heure, ils ne lui disaient pas « Tu es nue ». Le fils tremblait comme un lâche, frissonnait à la pensée d'aller jusqu'au bout de son crime, refusait de la suivre dans sa passion. Le père, au lieu de la tuer, l'avait volée; cet homme punissait les gens en vidant leurs poches; une signature tombait comme un rayon de soleil au milieu de la brutalité de sa colère, et, pour vengeance, il emportait la signature. Puis elle avait vu leurs épaules qui s'enfonçaient dans les ténèbres. Pas de sang sur le tapis, pas un cri, pas une plainte. C'étaient des lâches. Ils l'avaient mise nue.
Et elle se dit qu'une seule fois elle avait lu l'avenir, le jour où, devant les ombres murmurantes du parc Monceau, la pensée que son mari la salirait et la jetterait un jour à la folie était venue effrayer ses désirs grandissants. Ah! que sa pauvre tête souffrait! comme elle sentait, à cette heure, la fausseté de cette imagination, qui lui faisait croire qu'elle vivait dans une sphère bien heureuse de jouissance et d'impunités divines! Elle avait vécu au pays de la honte, et elle était châtiée par l'abandon de tout son corps, par la mort de son être qui agonisait. Elle pleurait de ne pas avoir écouté les grandes voix des arbres.
Sa nudité l'irritait. Elle tourna la tête, elle regarda autour d'elle. Le cabinet de toilette gardait sa lourdeur musquée, son silence chaud, où les phrases de la valse arrivaient toujours, comme les derniers cercles mourants sur une nappe d'eau. Ce rire affaibli de lointaine volupté passait sur elle avec des railleries intolérables. Elle se boucha les oreilles pour ne plus entendre. Alors elle vit le luxe du cabinet. Elle leva les yeux sur la tente rose, jusqu'à la couronne d'argent qui laissait apercevoir un Amour joufflu apprêtant sa flèche; elle s'arrêta aux meubles, au marbre de la table de toilette, encombré de pots et d'outils qu'elle ne reconnaissait plus; elle alla à la baignoire, pleine encore, et dont l'eau dormait; elle repoussa du pied les étoffes traînant sur le satin blanc des fauteuils, le costume de la nymphe Echo, les jupons, les serviettes oubliées. Et de toutes ces choses montaient des voix de honte: la robe de la nymphe Echo lui parlait de ce jeu qu'elle avait accepté, pour l'originalité de s'offrir à Maxime en public; la baignoire exhalait l'odeur de son corps, l'eau ou elle s'était trempée, mettait dans la pièce sa fièvre de femme malade; la table avec ses savons et ses huiles, les meubles avec leurs rondeurs de lit lui parlaient brutalement de sa chair, de ses amours, de toutes ces ordures qu'elle voulait oublier. Elle revint au milieu du cabinet, le visage pourpre, ne sachant où fuir ce parfum d'alcôve, ce luxe qui se décolletait avec une impudeur de fille, qui étalait tout ce rose. La pièce était nue comme elle; la baignoire rose, la peau rose des tentures, les marbres roses des deux tables s'animaient, s'étiraient, se pelotonnaient, l'entouraient d'une telle débauche de voluptés vivantes qu'elle ferma les yeux, baissant le front, s'abîmant sous les dentelles du plafond et des murs qui l'écrasaient.
Mais, dans le noir, elle revit la tache de chair du cabinet de toilette, et elle aperçut en outre la douceur grise de la chambre à coucher, l'or tendre du petit salon, le vert cru de la serre, toutes ces richesses complices. C'était là où ses pieds avaient pris la sève mauvaise. Elle n'aurait pas dormi avec Maxime sur un grabat, au fond d'une mansarde. C'eût été trop ignoble. La soie avait fait son crime coquet. Et elle rêvait d'arracher ces dentelles, de cracher sur cette soie, de briser son grand lit à coups de pied, de traîner son luxe dans quelque ruisseau d'où il sortirait usé et sali comme elle.
Quand elle rouvrit les yeux, elle s'approcha de la glace, se regarda encore, s'examina de près. Elle était finie. Elle se vit morte. Toute sa face lui disait que le craquement cérébral s'achevait. Maxime, cette perversion dernière de ses sens, avait terminé son oeuvre, épuisé sa chair, détraqué son intelligence. Elle n'avait plus de joies à goûter, plus d'espérances de réveil. A cette pensée, une colère fauve se ralluma en elle. Et, dans une crise dernière de désir, elle rêva de reprendre sa proie, d'agoniser aux bras de Maxime et de l'emporter avec elle. Louise ne pouvait l'épouser; Louise savait bien qu'il n'était pas à elle, puisqu'elle les avait vus s'embrasser sur les lèvres. Alors, elle jeta sur ses épaules une pelisse de fourrure, pour ne pas traverser le bal toute nue. Elle descendit.
Dans le petit salon, elle se rencontra face à face avec Mme Sidonie. Celle-ci, pour jouir du drame, s'était postée de nouveau sur le perron de la serre. Mais elle ne sut plus que penser quand Saccard reparut avec Maxime, et qu'il répondit brutalement à ses questions faites à voix basses qu'elle rêvait, qu'il n'y avait « rien du tout ». Puis elle flaira la vérité. Sa face jaune blêmit, elle trouvait la chose vraiment forte. Et, doucement, elle vint coller son oreille à la porte de l'escalier, espérant qu'elle entendrait Renée pleurer, en haut. Lorsque la jeune femme ouvrit la porte, le battant souffleta presque sa belle-soeur.
- Vous m'espionnez! lui dit-elle avec colère.
Mais Mme Sidonie répondit avec un beau dédain:
- Est-ce que je m'occupe de vos saletés! Et retroussant sa robe de magicienne, se retirant avec un regard majestueux.
- Ma petite, ce n'est pas ma faute s'il vous arrive des accidents... Mais je n'ai pas de rancune, entendez-vous? Et sachez bien que vous auriez trouvé et que vous trouveriez encore en moi une seconde mère. Je vous attends chez moi, quand il vous plaira.
Renée ne l'écoutait pas. Elle entra dans le grand salon, elle traversa une figure très compliquée du cotillon, sans même voir la surprise que causait sa pelisse de fourrure. Il y avait, au milieu de la pièce, des groupes de dames et de cavaliers qui se mêlaient, en agitant des banderoles, et la voix flûtée de M. de Saffré disait:
- Allons, mesdames, « la Guerre du Mexique... » Il faut que les dames qui font les broussailles étalent leurs jupes en rond et restent par terre... Maintenant, les cavaliers tournent autour des broussailles... Puis, quand je taperai dans mes mains, chacun d'eux valsera avec sa broussaille.
Il tapa dans ses mains. Les cuivres sonnèrent, la valse déroula une fois encore les couples autour du salon. La figure avait eu peu de succès. Deux dames étaient demeurées sur le tapis, empêtrées dans leurs jupons. Mme Daste déclara que ce qui l'amusait dans « la Guerre du Mexique », c'était seulement de faire « un fromage » avec sa robe, comme au pensionnat.
Renée, arrivée au vestibule, trouva Louise et son père, que Saccard et Maxime accompagnaient. Le baron Gouraud était parti. Mme Sidonie se retirait avec les Mignon et Charrier, tandis que M. Hupel de la Noue reconduisait Mme Michelin, que son mari suivait discrètement. Le préfet avait employé le reste de la soirée à faire la cour à la jolie brune. Il venait de la déterminer à passer un mois de la belle saison dans son chef-lieu, « où l'on voyait des antiquités vraiment curieuses ».