Louise, qui croquait en cachette le nougat qu'elle avait dans la poche, fut prise d'un accès de toux, au moment de sortir.
- Couvre-toi bien, dit le père.
Et Maxime s'empressa de serrer davantage le lacet du capuchon de sa sortie de bal. Elle levait le menton, elle se laissait emmailloter. Mais, quand Mme Saccard parut, M. de Mareuil revint, lui fit ses adieux. Ils restèrent tous là à causer un instant. Elle dit, voulant expliquer sa pâleur, son frissonnement, qu'elle avait eu froid, qu'elle était montée chez elle pour jeter cette fourrure sur ses épaules. Et elle épiait l'instant où elle pourrait parler bas à Louise, qui la regardait avec sa tranquillité curieuse. Comme les hommes se serraient encore la main, elle se pencha et murmura:
- Vous ne l'épouserez pas, dites? Ce n'est pas possible. Vous savez bien...
Mais l'enfant l'interrompit, se haussant, lui disant à l'oreille:
- Oh! soyez tranquille, je l'emmène... Ça ne fait rien, puisque nous partons pour l'Italie.
Et elle souriait, de son sourire vague de sphinx vicieux. Renée resta balbutiante. Elle ne comprenait pas, elle s'imagina que la bossue se moquait d'elle. Puis, quand les Mareuil furent partis, en répétant à plusieurs reprises: « A dimanche! » elle regarda son mari, elle regarda Maxime, de ses yeux épouvantés, et, les voyant la chair tranquille, l'attitude satisfaite, elle se cacha la face dans les mains, elle s'enfuit, se réfugia au fond de la serre.
Les allées étaient désertes. Les grands feuillages dormaient, et, sur la nappe lourde du bassin, deux boutons de nymphéa s'épanouissaient lentement. Renée aurait voulu pleurer; mais cette chaleur humide, cette odeur forte qu'elle reconnaissait, la prenait à la gorge, étranglait son désespoir. Elle regardait à ses pieds, au bord du bassin, à cette place du sable jaune, où elle étalait la peau d'ours l'autre hiver. Et, quand elle leva les yeux, elle vit encore une figure du cotillon, tout au fond, par les deux portes laissées ouvertes.
C'était un bruit assourdissant, une mêlée confuse où elle ne distingua d'abord que des jupes volantes et des jambes noires piétinant et tournant. La voix de M. de Saffré criait: « Le Changement de dames ! Le Changement de dames! » Et les couples passaient au milieu d'une fine poussière jaune; chaque cavalier, après avoir fait trois ou quatre tours de valse, jetait sa dame aux bras de son voisin, qui lui jetait la sienne. La baronne de Meinhold, dans son costume d'Emeraude, tombait des mains du comte de Chibray aux mains de M. Simpson; il la rattrapait au petit bonheur, par une épaule, tandis que le bout de ses gants glissait sous le corsage. La comtesse Vanska, rouge, faisant sonner ses pendeloques de corail, allait, d'un bond, de la poitrine de M. de Saffré, sur la poitrine du duc de Rozan, qu'elle enlaçait, qu'elle forçait à pirouetter pendant cinq mesures, pour se pendre ensuite à la hanche de M. Simpson, qui venait de lancer l'Emeraude au conducteur du cotillon. Et Mme Tessière, Mme Daste, Mme de Lauwerens luisaient comme de grands joyaux vivants, avec la pâleur blonde de la Topaze, le bleu tendre de la Turquoise, le bleu ardent du Saphir, s'abandonnaient un instant, se cambraient sous le poignet tendu d'un valseur, puis repartaient, arrivaient de dos ou de face dans une nouvelle étreinte, visitaient à la file toute les embrassades d'hommes du salon. Cependant. Mme d'Espanet, devant l'orchestre, avait réussi à saisir Mme Haffner au passage, et valsait avec elle, sans vouloir la lâcher. L'Or et l'Argent dansaient ensemble, amoureusement.
Renée comprit alors ce tourbillonnement des jupes, ce piétinement des jambes. Elle était placée en contrebas, elle voyait la furie des pieds, le pêle- mêle des bottes vernies et des chevilles blanches. Par moments, il lui semblait qu'un souffle de vent allait enlever les robes. Ces épaules nues, ces bras nus, ces chevelures nues qui volaient, qui tourbillonnaient, prises, jetées et reprises, au fond de cette galerie, où la valse de l'orchestre s'affolait, où les tentures rouges se pâmaient sous les fièvres dernières du bal, lui apparurent comme l'image tumultueuse de sa vie à elle, de ses nudités, de ses abandons. Et elle éprouva une telle douleur, en pensant que Maxime, pour prendre la bossue entre ses bras, venait de la jeter là, à cette place où ils s'étaient aimés, qu'elle rêva d'arracher une tige du Tanghin qui lui frôlait la joue, de la mâcher jusqu'au bois. Mais elle était lâche, elle resta devant l'arbuste à grelotter sous la fourrure que ses bras ramenaient, serraient étroitement, avec un grand geste de honte terrifiée.
PARTIE VII
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Trois mois plus tard, par une de ces tristes matinées de printemps qui ramènent dans Paris le jour bas et l'humidité sale de l'hiver, Aristide Saccard descendait de voiture, place du Château-d'Eau, et s'engageait avec quatre autres messieurs, dans la trouée de démolitions que creusait le futur boulevard du Prince-Eugène. C'était une commission d'enquête que le jury des indemnités envoyait sur les lieux pour estimer certains immeubles, dont les propriétaires n'avaient pu s'entendre à l'amiable avec la Ville.
Saccard renouvelait le coup de fortune de la rue de la Pépinière. Pour que le nom de sa femme disparût complètement, il imagina d'abord une vente des terrains et du café-concert. Larsonneau céda le tout à un créancier supposé. L'acte de vente portait le chiffre colossal de trois millions. Ce chiffre était tellement exorbitant que la commission de l'Hôtel de Ville, lorsque l'agent d'expropriation, au nom du propriétaire imaginaire, réclama le prix d'achat pour indemnité, ne voulut jamais accorder plus de deux millions cinq cent mille francs, malgré le sourd travail de M. Michelin et les plaidoyers de M. Toutin-Laroche et du baron Gouraud. Saccard s'attendait à cet échec; il refusa l'offre, il laissa le dossier aller devant le jury, dont il faisait justement partie avec M. de Mareuil, par un hasard qu'il devait avoir aidé. Et c'était ainsi qu'il se trouvait chargé, avec quatre de ses collègues, de faire une enquête sur ses propres terrains.
M. de Mareuil l'accompagnait. Sur les trois autres jurés, il y avait un médecin qui fumait un cigare, sans se soucier le moins du monde des plâtras qu'il enjambait, et deux industriels, dont l'un, fabricant d'instruments de chirurgie, avait anciennement tourné la meule dans les rues.
Le chemin où ces messieurs s'engagèrent était affreux. Il avait plu toute la nuit. Le sol détrempé devenait un fleuve de boue, entre les maisons écroulées, sur cette route tracée en pleines terres molles, où les tombereaux de transport entraient jusqu'aux moyeux. Aux deux côtés, des pans de murs, crevés par la pioche, restaient debout; de hautes bâtisses éventrées, montrant leurs entrailles blafardes, ouvraient en l'air leurs cages d'escalier vides, leurs chambres béantes, suspendues, pareilles aux tiroirs brisés de quelque grand vilain meuble. Rien n'était plus lamentable que les papiers peints de ces chambres, des carrés jaunes ou bleus qui s'en allaient en lambeaux, indiquant, à une hauteur de cinq et six étages, jusque sous les toits, de pauvres petits cabinets, des trous étroits, où toute une existence d'homme avait peut-être tenu. Sur les murailles dénudées, les rubans des cheminées montaient côte à côte, avec des coudes brusques, d'un noir lugubre. Une girouette oubliée grinçait au bord d'une toiture, tandis que des gouttières à demi détachées pendaient, pareilles à des guenilles. Et la trouée s'enfonçait toujours, au milieu de ces ruines, pareille à une brèche que le canon aurait ouverte; la chaussée, encore à peine indiquée, emplie de décombres, avait des bosses de terre, des flaques d'eau profondes, s'allongeait sous le ciel gris, dans la pâleur sinistre de la poussière de plâtre qui tombait, et comme bordée de filets de deuil par les rubans noirs des cheminées.